Les portes de Krénê s’ouvrirent dans un horrible grincement. Une sensation affreuse vint se nicher dans le coeur d’Archiklops, lui donnant à la fois envie de vomir et de pleurer. Il était seul. Banni. L’immensité était partout et le désert lui tendait les bras, l’assaillant.
La foule, derrière lui, était muette. On aurait pu croire que le peuple de Krénê lui aurait jeté de la nourriture, des pierres, des insultes : après tout, c’était un criminel et il avait essayé de dérober la plus grande richesse de la ville. Mais en réalité, dans le cœur de ces gens, une nouvelle meurtrissure était apparue lorsqu’Archiklops avait échoué. Ils le connaissaient. Ils savaient pourquoi le jeune homme avait tenté de dérober l’eau de la cité. Leur unique monnaie. La seule chose qui leur permettait de se nourrir.
Il avait toujours été épris de justice. Lorsqu’il avait vu les sacrifices de ses proches, plus spécialement celui de son père, il n’avait pu se résoudre à continuer de vivre ainsi. Il avait décidé de voler l’eau de la Krénê bank, et de redistribuer le bien aqueux aux quartiers les plus défavorisés. Il n’en pouvait plus, de voir ses amis collecter trois malheureuses billes d’eau avec lesquelles ils devaient nourrir et hydrater leur famille, il n’en pouvait plus, de ce fossé entre les riches qui osaient se baigner dans leur piscine et manger du concombre, quand d’autres se suicidaient pour laisser leurs rations à leurs enfants. Il était écœuré et malgré sa tristesse, terriblement en colère.
Il aurait dû réussir… Seulement les gardes avaient été plus rapides. Très vite, l’un d’entre eux l’avait attrapé lorsqu’il avait déclenché l’alarme de la banque et à cet instant, Archiklops avait su qu’il venait de se damner, lui et les siens. Car à Krenê, lorsqu’un individu enfreignait la loi, il n’était pas le seul à être condamné au bannissement : en règle générale, la famille devait suivre.
Une boule se logea dans le gorge de jeune homme. Si seulement il avait été plus fort, ou même armé, il se serait jeté sur les gardes. Il aurait destitué le président de son fichu poste, et aurait donné à boire et à manger équitablement à tout le monde.
Archiklops retint un frisson malgré la chaleur cuisante lorsqu’il entendit un sanglot étouffé derrière lui et qu’il reconnut la voix de sa petite soeur, Agathas.
— Ne t’en fais pas, Ag’, Archi a un plan, murmura Agenoros, le frère jumeau de la petite, en lui prenant la main.
Le cœur d’Archiklops se serra. Il n’avait pas de plan. Pas d’issue de secours, pas d’idée, rien. C’était le néant et l’oubli qui les attendaient et il le savoir était un fardeau. Les portes de la cité se refermèrent alors et Archiklops se retourna, lentement, pour espérer capturer un dernier instant, un dernier souffle de vie avant le désert de Terres brûlées dans lequel la cité était piégée. L’espace d’une seconde, son regard croisa celui, désolé, de son ami d’enfance Sinka. Puis il n’y eu que du bois et du mortier : les portes étaient closes, c’était la fin.
— Archiklops ? lança Agathas d’une voix incertaine.
Il fit volte-face pour croiser les mèches brunes qui dansaient devant le visage de sa soeur. Elle était si jeune, si frêle et minuscule. Il s’en voulut de la condamner à un tel destin. À une mort certaine. C’était rare qu’elle l’appelle par son prénom en entier.
— Oui ?
Ce fut tout ce qu’il fut capable de prononcer, tant sa gorge était nouée.
— Tu as un plan ? demanda Agenoros, tentant maladroitement de masquer son anxiété.
Il poussa un long soupir, tentant de ravaler la boule qui serrait sa voix. Il regarda autour de lui et ne vit qu’un désert de terre et de poussière. De la pierre grise recouvrait ça et là l’argile ocre du sol et au loin, une immense chaîne de roches semblait s’élever. C’était à ce point là que l’horizon rencontrait le ciel. Une fois, Archiklops avait entendu quelqu’un appeler ce maillon rocheux des « montagnes ».
— On va aller là-bas, décida-t-il alors.
Agenoros regarda Agathas avec un grand sourire, comme pour la rassurer et lui dire que, quoiqu’il arrive, ils pourraient tous les deux compter sur leur grand frère. La mère des jeunes gens, prénommée Hélène, se tenait à l’écart, droite comme un piquet et les bras croisés, sa robe dissimulée par un long tablier qu’elle portait en permanence.
S’il leur donnait une destination, un but, peut-être ne se laisseraient-ils pas abattre ? L’espoir commença à éclore dans la poitrine du jeune homme, comme une fleur farouche qui perce à travers la terre aride.
Alors qu’ils commençaient la traversé de ce que tout le monde à Krêné appelait “les Terres désolées”, Archiklops jeta un coup d’œil autour de lui. Des fleurs, ici, il n’y en avait pas. Tout était brûlant et sec, parsemé de cailloux. Si le jeune homme pensait que le paysage allait changer au fur et à mesure de leur progression dans le désert, il se trompait. Ils marchèrent longtemps et en silence, puis, naturellement, la nuit commença à tomber. Il jeta un regard en arrière et se rendit compte qu’ils n’avaient pas parcouru tant de chemin que cela. Il se sentit abattu lorsqu’il réalisa qu’autour de lui, c’étaient cette même poussière ocre que leurs pas soulevaient, le même soleil impitoyable qui les écrasait, la même sécheresse qui les isolait. Le silence autour de la famille était total. Pas une brise, pas un oiseau ne venait commenter leur voyage impossible. Rien ni personne ne pouvait survivre dans cet endroit, et c’était comme si la Nature avait décidé de le leur rappeler à chaque instant.
« Nous devrions nous arrêter ici pour la nuit, décida-t-il, s'exécutant lui-même. »
Tout le monde lui obéit sans bruit, n’osant pas affronter son regard. Archiklops examina les membres de sa famille. Étaient-ils en colère contre lui ? Pour avoir tenté et cru qu’il pouvait leur apporter une vie meilleure ? Pour avoir échoué ? Un nœud serra sa gorge. Peut-être les conduisait-t-il simplement à la mort ? Une mort longue et douloureuse qui laisserait leur carcasse dans l’oubli et le noir.
« Est-ce que vous êtes fâchés contre moi ? demanda le jeune homme. »
Il avait l’impression que sa gorge s’était transformée en papyrus tant elle était sèche. Sa soeur et sa mère se tournèrent vers lui.
« Je ne crois pas que la rancune puisse vraiment nous aider dans notre situation, répondit la mère d’Archiklops d’un ton amer. »
Elle aussi sentait la morsure du vent dans sa bouche. Archiklops songea que les yeux de sa mère disaient le contraire de ce qu’elle affirmait. Elle lui en voulait, c’était certain.
« J’ai soif, dit Agathas.
— Moi aussi, avoua d’une voix rauque Agenoros. »
Hélène haussa les sourcils et dévisagea Archiklops, l’air de mettre au défi son fils de trouver une solution à ce nouveau problème. Il fuit son regard et se mit à réfléchir.
Il eût l’impression que des échardes venaient se loger dans ses membres et il se sentit mal à l’aise. Le regard brûlant et accusateur de Hélène était difficile à soutenir. Cependant, il était prêt à tous les sacrifices pour les jumeaux. Il eut soudain une illumination. Il avait déjà observé les soldats de Krénê faire ce genre de choses auparavant, lorsqu’ils étaient de garde sur les hauts remparts qu’il devait réparer.
Ils n’avaient aucun bagage, simplement leurs vêtements amples mais la mère d’Archiklops ne quittait heureusement jamais la maison sans une toile ciré. C’était un curieux objet, lorsqu’on vivait dans le désert, mais qui permettait de se mettre à l’abri n’importe où lorsque une tempête de sable menaçait.
« J’ai une idée, déclara-t-il soudainement. »
Le garçon demanda à sa mère de la lui donner et ordonna à sa famille de creuser un petit trou. Il arracha sa gourde de son ceinturon et partit à la recherche d’une pierre qui pouvait faire office de couteau. Son outil en main, il découpa la calebasse et le plaça dans le trou creusé par les autres. Alors, il posa la bâche par-dessus et plaça un petit caillou en plein milieu, pour l’incliner vers le trou.
« La condensation devrait nous apporter de l’eau, expliqua Archiklops. Nous devrions rester ici cette nuit et peut-être toute la journée de demain, pour reprendre des forces. Puis, nous marcherons à nouveau.
— Où as-tu appris à faire ça ? fit sa mère, méfiante mais intriguée.
— J’ai vu les soldats le faire quelquefois, apprit-il en jouant avec un gros caillou aux couleurs chatoyantes.
— C’est illégal de créer de l’eau, fit son petit frère, l’air un peu incertain.
— Nous ne sommes plus à Krénê. Rien n’est plus et ne sera jamais plus illégal pour nous. »
Ils ne répondirent pas et replongèrent dans leurs pensées. Le plan d’Archiklops fonctionna. Après avoir dormi dehors, ils passèrent leur journée, épuisés, à attendre que le récipient se remplisse. Ils poussèrent tous le même soupir de soulagement lorsqu’ils purent enfin y boire et même remplir la moitié d’une gourde. Ils avaient rarement eu autant d’eau à leur disposition et cela leur redonna espoir. Alors, ils reprirent leur chemin vers les massifs rocheux.
Ils marchèrent longtemps et durant plusieurs jours, reproduisant la même technique pour s’hydrater. Cependant, à mesure que le temps passait, qu’ils mettaient de la distance entre Krénê et eux pour mieux se rapprocher des montagnes, l’inquiétude revenait dans l’esprit d’Archiklops. Ils pouvaient passer quelques temps à uniquement boire, marcher sous le soleil et dormir à la belle étoile, mais viendrait un moment où ils auraient besoin de manger.
Bien que conscient de cet état de fait, le jeune homme ignorait les protestations de son ventre, et celles de sa conscience, pour mieux se concentrer sur leur périple.
Enfin, ils arrivèrent au pied de la chaîne de montagnes, en fin de matinée. Quand ils levèrent les yeux, ils ne purent distinguer où elles finissaient. Ils n’avaient jamais rien vu d’aussi haut, ni d’aussi impressionnant de leur vie. À vrai dire, ils n’avaient jamais quitté Krénê. Personne ne quittait cette ville. Ou plutôt, personne n’y retournait jamais. Le désert dans lequel la cité était isolée n’offrait aucune échappatoire et aucune chance de survie.
Pourtant, ils étaient bien là, eux.
« Nous allons devoir franchir… Ça ? lâcha Agathas, la petite soeur du jeune homme. »
Il poussa un soupir résigné.
« Oui.
— Je ne suis pas certaine que nous en sommes capables, avoua la mère des jeunes gens.
— Il le faudra bien, décida Archiklops.
— Mais pourquoi ? souffla Agenoros, déjà fatigué à l’idée de grimper tout cela.
— Parce qu’il n’y a rien pour nous dans ce désert et qu’on ignore ce qu’il y a derrière ces montagnes. Pour le peu qu’on en sait, on pourrait très bien y trouver de la nourriture.
— Tu sais où est-ce qu’on peut trouver de la nourriture ? exprima Hélène d’une voix ironique. À Krénê.
— La cité nous a banni.
— Non, elle t’a banni toi et nous avons dû suivre, en raison de tes erreurs, mon fils. Pourquoi a-t-il fallu que tu te lances dans ce cambriolage ? Nous étions bien !
— Je croyais que tu ne m’en voulais pas… fit Archiklops, abattu.
— Je croyais aussi.
— Arrêtez de vous disputer ! hurla la petite. »
Ils se tournèrent tous les deux vers l’enfant. Elle avait raison. Aussi se turent-ils. La gamine leur lança un regard farouche et les dépassa, suivie par son jumeau qui les observa de la même manière. Alors, elle avança sur la montagne. Archiklops envoya un regard désolé à sa mère et suivit sa petite sœur et son petit frère, sachant que sa mère les suivrait également.
Il aurait dû se douter qu’il n’y aurait pas uniquement cette ascension qu’il aurait à affronter, mais également les reproches de sa mère. C’était une femme courageuse, qui s’était toujours contentée du peu qu’elle avait sans se plaindre, qui avait su tenir sa maison d’une main de maître lorsque son mari s’était suicidé. Constater que son fils était un brigand et être condamnée à le suivre avait été plus difficile pour elle qu’Archiklops ne l’aurait soupçonné de prime abord.
La montée se révéla longue, pénible et difficile. Tout d’abord, le soleil les écrasait, comme si la chaleur que ses rayons dégageaient cherchait à les repousser. De plus, Archiklops et ses compagnons d’infortune constatèrent à regret que le piège à condensation marchait beaucoup moins bien sur un tel terrain. La montagne était plus rocailleuse que terreuse, y trouver un endroit pour creuser était trop compliqué. Qui plus est, le fait que cela soit en pente n’arrangeait pas les choses.
Le silence les entourait toujours et ils ne le brisaient que pour faire des pauses. Pauses qui se faisaient de plus en plus nombreuses au fur et à mesure de l’escalade. Plus ils montaient, et plus Archiklops avait le sentiment que le mont n’avait pas de fin. Cette tranche pointue était-elle réellement le sommet ? Quand ce voyage forcé prendrait-il fin ? Pourtant, lorsqu’il se retournait et qu’il voyait la route qu’ils avaient parcourue, il reprenait espoir et continuait sa percée.
La vue, cependant, restait stupéfiante. Ils pouvaient voir Krénê au loin, minuscule et fourmillante d’activité. On devinait les nuages de poussière soulevés au rythme des pas des passants dans les rues, le bruit… La vie de cité manquait quelque peu à Archiklops.
Sur la montagne, le silence de leur gorge sèche l’inquiétait et l’angoissait. Il était fatigué, il transpirait beaucoup. Il s’écorchait régulièrement les genoux, les coudes et les mains. En fin de journée, il lui sembla qu’ils arrivaient enfin à leur but. Ils échangèrent tous un regard et se mirent à sourire avant de redoubler d’efforts. Plus vite, plus haut. Agathas se mit finalement à courir, agrippant le minéral pour enfin arriver au bout et Archiklops l’imita aussitôt.
Finalement, leurs pieds foulèrent le sommet, qui consistait en un bout de granit pentu et très escarpé. Durant leur traversée, ils avaient, la plupart du temps, gardé leurs yeux sur la montagne et sur les prises disponibles pour monter. Alors, lorsqu’enfin ils purent relever leur regard et contempler les alentours - tout un monde en réalité - qu’ils dominaient, Archiklops crut que son cœur allait s’arrêter de battre.
Rien n’aurait pu le préparer à ce spectacle. Il s’empara de la main de son frère, de celle de sa sœur et de celle de sa mère, et ensemble, ils levèrent le poing en signe de victoire. Ils avaient vaincu la montagne, vaincu le désert, la chaleur, la sécheresse et l’isolation. Et enfin, ils avaient pu voir ce qui se cachait de l’autre côté des cimes. Ils furent stupéfaits d’y découvrir un tas de petites habitations, de routes, de troupeaux de bêtes qui paissaient dans une herbe verte et tendre. C’était comme si Krénê, son aridité et son injuste système financier n’avait jamais existé.
Archiklops contempla ce nouveau monde et réalisa alors que Krénê n’avait jamais été un réel foyer, mais une prison. Il ne comprit pas tout de suite ce sentiment d’élévation qui faisait trembler sa peau et qui lui donnait envie de hurler de joie. Ce ne fut que lorsqu’il échangea une œillade complice avec sa mère que la vérité lui apparut. Pour la première fois de sa vie : il était libre.