Aujourd’hui, c’est décidé, je lui parle. Allez, je prends mon courage à deux mains et je lui parle. Hier il a presque fait le premier pas. Il m’a souri. Enfin je crois. Et puis, de toute façon, depuis septembre que ça dure, il serait temps qu’on se parle. Allez. Courage.
En culotte devant ma penderie, je passe en revue toutes mes tenues. Cette jupe est superbe, elle me va bien. Avec une paire de bottes, ça sera pas mal.
Maquillage, maintenant. J’ai la main qui tremble… Allez, dépêche ! Tu vas manquer ton train, espèce de nunuche ! Bon, allez, c’est bon, ça va aller comme ça. OK. Allez. C’est parti. Respire à fond.
J’ai pris du retard à essayer de me faire belle, et résultat des courses, me voilà en train de courir jusqu’à la gare pour ne pas manquer mon train. Je sais, des trains, il y en a toutes les dix minutes. Mais c’est CE train que je veux prendre. Le 7h02, en direction d’Alcobendas-San Sebastian de los Reyes.
J’arrive à la gare d’Alcala de Henares, rouge et dégoulinante de sueur. Le maquillage aura coulé. Tant pis. Je monte dans le train juste au moment de la sonnerie de la fermeture des portes. Ouf ! Gagné. Maintenant, il me reste une station pour réparer les dégâts de ma précipitation.
J’ai le cœur qui bat à cent à l’heure. Je sais, j’ai couru. Mais c’est pas ça. J’ai deux minutes et quarante-cinq secondes avant qu’IL ne monte à son tour dans la rame… J’ai le trac.
Mon miroir de poche. Où est mon miroir de poche ? Allez, sac à main que j’aime, trouve-moi mon miroir de poche… C’est bon, il est là ! C’est moins pire que ce que j’imaginais. Mes cheveux, revenez par là. Le maquillage, c’est bon. Les dents ? OK. Impeccable.
Dix-sept secondes avant l’arrivée du train. Range ton barda. Respire. Aie l’air naturel. Enfin… essaie.
Qu’est-ce qu’il a ce type, à me regarder avec ce regard méchant et sûr de lui ? Il va me déconcentrer !
Le train s’arrête. Le panneau « La Garena » glisse dans mon champ de vision. Il est là, comme tous les matins. Mon dieu, ça me fait toujours un choc. Ce garçon est trop beau. Ça ne devrait même pas être permis. Nonchalamment appuyé contre le mur, avec son roman. Depuis le début de la semaine, il lit Cent ans de solitude. Je me fais pitié parfois : j’ai foncé à la librairie et je l’ai acheté. Je l’ai commencé le soir même. J’espère qu’on en est presque au même point de lecture. J’aime bien l’idée qu’on ait quelque chose en commun, même s’il n’en a même pas conscience…
Il lève les yeux de son livre, avec un air un peu hagard, comme s’il était étonné de voir un train surgir en plein milieu de la gare. J’aime bien surprendre ce regard, je le trouve attendrissant.
Et moi je me trouve pathétique de mièvrerie, ceci étant dit.
Allez, il monte dans la rame. Machinalement, je me redresse. Enfin, je gigote. Arrête de gigoter comme ça, nunuche ! Il s’assoit en face de moi. Comme tous les jours. Je ne sais pas s’il en est conscient, en fait. Il ne m’accorde jamais un regard. C’est juste que… je m’assois toujours à la même place. J’imagine que lui aussi, et c’est juste un hasard si c’est en face de moi.
Le train repart. J’ai trente-quatre minutes pour me décider à lui parler. Sauf qu’il a mis son front contre la vitre et qu’il bâille parce qu’il est un peu plus de 7h du matin et qu’il sommeille encore à moitié…
C’est pas comme si j’avais l’air d’avoir une quelconque importance pour lui. Pas comme s’il me regardait de temps en temps, à la dérobée. Pas comme si je pouvais imaginer que je pourrais éventuellement peut-être espérer avoir une infime chance un jour dans un futur éloigné avec ce garçon… Je suis banale, quelconque. Je dois être une sorte de caméléon qui prend les couleurs du monde qui l’entoure. En l’occurrence, du siège sur lequel je suis assise. Si j’étais plus jolie, ou plus intelligente, si je savais faire un truc spécial, je ne sais pas, moi, jouer d’un instrument rare et magnifique, je pourrais prendre mon courage à deux mains et aller lui parler, lui demander son prénom…
Et voilà, c’est reparti. Je suis en train de me dégonfler, et les larmes me montent aux yeux. Allez. A 7h28, je lui parle. Comme ça, si ça se passe mal, le calvaire ne sera pas trop long, et si ça se passe bien, j’aurai quand même le temps de lui parler un peu.
Ça me laisse le temps de le regarder. Il a les cheveux noirs, courts, coiffés en brosse avec du gel, dans le genre coiffé-décoiffé. Ça lui va bien, mais il doit être encore plus beau sans, je pense. Il a les yeux verts.
J’ai croisé son regard une fois… je me suis littéralement liquéfiée. Encore plus qu’en ce moment. C’est pas peu dire. Il a une barbe de trois jours. Il a l’air… décontracté. J’aime bien ses lunettes. Noires à montures rectangulaires, ça lui donne un petit air sérieux. Très souvent, comme aujourd’hui, il a un pull noir à col roulé, et une veste par-dessus. Avec un jean bleu foncé.
Captée. Il vient de me regarder rapidement, et il m’a captée en train de me noyer dans sa contemplation. Je suis morte de honte. Pire. Je suis rouge de honte. Je sens la chaleur se répandre sur mes joues, et je sais pertinemment que j’ai viré pivoine. Il détourne les yeux et soupire à s’en fendre l’âme. Je dois l’agacer. Je ferme les yeux et j’essaie de me fondre dans le siège, selon la technique du caméléon susnommée. Je peux à peine respirer, j’ai envie que le sol m’aspire. Je ne vais JAMAIS réussir à lui parler.
A travers mes paupières, je devine qu'il s’est redressé, et je n’ose pas rouvrir les yeux. Il est pile en face de moi, si j’ouvre les yeux je tombe dans les siens et… va te rappeler après comment on fait pour parler, tiens.
Je suis en colère contre moi-même. Tous les jours depuis septembre, du lundi au vendredi, je prends ce foutu train de 7h02, je m’assois à cette place. A 7h05 il s’assoit en face de moi, et pendant trente-quatre FOUTUES minutes je suis là, à un mètre de lui, à essayer de rassembler assez de courage pour lui parler, ne serait-ce que lui demander son prénom, et RIEN. Muette. J’en tremble, tiens. « Salut, comment tu t’appelles ? » C’est pourtant pas bien compliqué, hein ? Il faudrait juste que j’arrive à le dire à haute voix, et pas seulement dans ma tête… « Salut, comment tu t’appelles ? Salut, comment tu t’appelles ? Salut, comment tu t’appelles ? »
« Salut, comment tu t’appelles ?
- Juan. »
Oh mon dieu. Je crois que je l’ai fait. Je viens de lui parler. Enfin, j’ai vaguement marmonné ça, mais assez fort pour qu’il l’entende, apparemment. Soit dit en passant, ce que je viens de dire est nul, banal, quelconque. Rien. Aucun style, aucune tournure. Pitoyable. Zéro. Mais... il m'a répondu ? De surprise, je relève les yeux, et croise les siens. Il est là, devant moi, et il me fixe droit dans les yeux avec son sourire gentil à faire fondre la banquise. Dans l’idéal, il serait bien que j’enchaîne, histoire de poursuivre une conversation que mon subconscient m’a obligée à entamer. Sauf que là, il me regarde, et mon cerveau ne sait plus comment faire pour commander les lèvres et parler… Je crois que j’ai gardé la bouche ouverte. Il doit vraiment penser que je suis particulièrement stupide… Je meurs de honte.
« Et toi ? »
J’adore le son de sa voix. Grave, posée, apaisante, rassurante. Un peu comme du velours, mais en plus doux encore…
« Alba Carmen.
- Joli prénom.
- Merci. »
Je souris et je respire enfin. Il se penche vers moi et je me sens bien. Son genou frôle le mien. Sa voix n’est qu’un murmure, et je me penche pour mieux l’entendre.
« Il faut que je te dise… je ne te connais pas encore, mais tu me manques déjà.
- Pareil pour moi… Je ne manque jamais le train de 7h02 pour être sûre de te voir…
- En fait, je ne prends pas le train à La Garena. Je viens d’El Pozo à la Garena pour reprendre ensuite la rame en sens inverse, pour être avec toi jusqu’à Atocha. Comme ça, je peux te voir pendant neuf stations, au lieu de deux, mais, depuis septembre, je n’ai jamais trouvé le courage de te parler… »
C’est un rêve. C’est forcément un rêve. Le temps s’arrête. Juan – il s’appelle Juan – est là, nous sommes penchés l’un vers l’autre, nous nous parlons. Je me perds dans son regard, nos genoux se touchent. Soit c’est un rêve, soit il va m’arriver un truc affreux. Un moment aussi parfait ne peut pas exister dans la vraie vie. C’est juste impossible. Enfin, impossible pour moi. Ce genre de choses, c’est dans les films, avec des violons ou un piano en arrière-plan, avec une actrice trop belle et un happy-end.
Pourtant, j’ai envie d’y croire. J’ai envie d’y croire comme jamais.
Il me parle. Il me parle et c’est facile, naturel. Je lui souris, et je bois ses paroles. Il me dit qu’il est obligé de descendre à Atocha, pour prendre la ligne quatre en direction de l’université de Las Margueritas. Plus que quatre stations… Je n’ai pas envie qu’il descende, je veux rester dans ce train avec lui pour toujours. Je veux que ce moment ne s’arrête jamais… C’est juste parfait. Magique. Encore mieux que dans mes rêves…
Ses doigts frôlent mes cheveux, et il prend ma main dans la sienne. Elle est douce et chaude, et je me sens bien. Je me sens heureuse. Ma vie vient de changer. Nous sommes le jeudi 11 mars 2004, il est 7h36, et la vie est belle.
Le type à l’air agressif de tout à l’heure fait un mouvement bizarre dans mon champ de vision, mais Juan se penche, et m’embrasse. Je ne suis plus capable de penser à quoi que ce soit d'autre. Nous entrons dans le tunnel juste avant la station d’El Pozo. Ses lèvres sont douces.
Un bruit. Juste un bruit. Un léger déclic.
Et plus rien.
J’ai mal. J’ai mal. J’ai mal comme jamais je n’ai eu mal. Je ne peux pas bouger. Je vois tout en blanc tellement j’ai mal. Quelque chose coule sur mon visage. Quelque chose de chaud et gluant. Ça coule aussi de mon ventre. Ça s’échappe de moi. De partout. Juan me regarde dans les yeux, je ne perçois que ses pupilles qui fixent les miennes.
J’ai froid. J’ai froid. J’ai très froid.
Ma main frôle son visage. Je trouve le courage d’atteindre ses lèvres, encore une fois. Mes lèvres sont gelées. Je suis glacée. Mes oreilles bourdonnent. Je l’entends à peine murmurer qu’il m’aime. Je ne vois plus rien.
J’ai froid.
Le 11 mars 2004, 191 personnes furent tuées et 1800 furent blessées dans les attentats de Madrid.Monument situé à Alcalá de Henares.