Summary: Participation au challenge "Les ombres du manoir" organisé par Catie et SunonHogwarts.
Texte 1 "Trois heures trente-trois", Mortelle Issue, nuit : sur le Héron
Texte 2 "La mécène de Leyme", Délicate Ascendance, après-midi, soleil : sur HPF
Texte 3 "Nerveux Noël", Souvenirs Prisonniers, aurore, neigeux, citation liberté : sur le Héron Texte 4 "l'origine du monde", Exquise fragrance, crépuscule, venteux, citation nature, émotions interdites : sérénité, apaisement, bonheur, joie, extase : sur le Héron Texte 5 "... Pour qui n'a conscience ni de la mort ni de la vie ", Douce Evasion, matin, pluvieux, citation imagination, émotions interdites : sérénité, apaisement, bonheur, joie, extase, présents : un livre abimé, une enfant mélancolique : sur le Héron
Categories: Concours,
Horreur,
Historique,
Tragique, drame Characters: Aucun
Avertissement: Violence psychologique
Langue: Aucun
Genre Narratif: Nouvelle
Challenges: Series: [Concours] Les ombres du Manoir
Chapters: 4
Completed: Non
Word count: 7865
Read: 13417
Published: 19/11/2020
Updated: 10/02/2021
1. Trois heures trente-trois by Lsky
2. Nerveux Noël by Lsky
3. L'origine du monde by Lsky
4. ... Pour qui n'a conscience ni de la mort ni de la vie by Lsky
Trois heures trente-trois by Lsky
Author's Notes:
Un troisième groupe, composé de @chrisjedusor, @Lsky, @Seonne, @Fleur d'épine, @Mikoshiba et @Zandry, est coincé dans une mystérieuse chambre, nommée la chambre de la pendue ... Les guides sont restées évasives sur le sujet, mais il est clair que la précédente propriétaire n'y a pas passé des jours heureux.
Nos visiteur.euses peu rassuré.es devront écrire sur le thème Mortelle issue et la contrainte Votre chapitre doit se dérouler la nuit.
« Ma mère ! Ma mère ! » pleurnichait Anne, comme toutes les nuits, à trois heures trente-trois précises. Comme chaque nuit, la mère supérieure se sentait obligée d’aller lui rendre visite. Toutes les nuits, sans discontinuer, ressemblaient à cette fatale nuit de 1295.
Cette année-là, Esclarmonde n’était alors l’Abbesse de Leyme que depuis deux ans. Ses prédécesseuses avaient fait un travail exceptionnel dans l’éducation des filles de bonnes familles et elle comptait être la digne héritière de ce royaume.
Seulement, une de ses pensionnaires, Anne, une riche héritière, donnait beaucoup de fil à retordre à Esclarmonde comme aux Sœurs. Pas que cette adolescente, entrée fraichement au monastère, était turbulente. Au contraire, Anne était une jeune fille très pieuse, d’une famille très respectée de Mercuès. Depuis quelques années, elle avait développé une maladie chronique assez terrible. Ainsi, cette jeune fleur ne cessait de se faner de jours en jours, s’abimant dans une souffrance diffuse qui paraissait incurable. Esclarmonde l’avait prise sous son aile et tentait de s’en occuper du mieux qu’elle pouvait. Les saignées, les drogues et les prières n’étaient parvenues en rien à améliorer de la jeune fille.
Alors, cette nuit-là de 1295 eut une mortelle issue pour la jolie et fragile Anne qui mourut dans de tragiques circonstances en dépit de tous les efforts qu’avaient fournis Esclarmonde.
Ainsi, depuis presque dix siècles, toutes les nuits à trois heures trente-trois, Esclarmonde rendait visite à Anne qui poussait inlassablement son dernier souffle, perdue qu’elle était dans les limbes de ce qui fut sa chambre monacale, et qui était aujourd’hui méconnaissable.
D’ailleurs, tout ce qu’Esclarmonde avait connu et chérit, durant ses années d’exercices de 1293 à 1306, n’était plus. La nef avait disparu, ainsi que sa chapelle favorite, les deux ayant pris feu par deux fois bien après sa mort. Mais Leyme était capable de résurrection et avait su se transfigurer en toute autre chose au fil des siècles.
Depuis l’au-delà, qu’elle considérait comme son observatoire car il la rendait invisible aux yeux des vivants, Esclarmonde était heureuse. Depuis sa mort en 1306, elle hantait son ancienne Abbaye qui ne ressemblait en rien au lieu qu’elle avait tant arpenté. Malgré toutes les embuches que le bâtiment avait connues et toutes les modifications qu’il avait, il avait su garder ses fonctions de soin et d’accompagnement aux nécessiteux. Il avait été Abbaye, comme nous le savons, à la suite de quoi il fut tantôt Asile, tantôt maison de la santé, et aujourd’hui, en 2020, il se spécialisait dans les troubles pédopsychiatriques.
Elle-même était plutôt fière de ce qu’elle avait accompli de son vivant et était heureuse d’avoir exercé à ce moment-là, à cette époque-là. Bien que le souvenir de son échec auprès d’Anne fût toujours vif en son cœur, elle se considérait chanceuse d’avoir pu servir le Seigneur lors d’une période faste. En effet, elle avait dirigé l’Abbaye alors qu’elle prenait toujours plus d’ampleur dans la région en absorbant églises et prieurés.
*
Franz, de son vivant, avait été lui-même hanté par les gémissements d’Anne, qui traversaient les siècles.
À cette époque, le lieu était baptisé « Maison de santé médico-agricole ». La dite maison était alors pleine à craquer de blessés de guerre et collatéraux. Nous étions alors en 1943, et Franz était arrivé gravement estropié après un affrontement avec la résistance lotoise. Bien heureusement, ses ennemis avaient tous été faits prisonniers et seraient sans doute fusillés ici-même ou envoyés en Allemagne.
Cependant, les médecins et les soignants semblaient totalement dépassés par la situation. Le lieu était grand mais il s’adaptait difficilement à une crise pareille. De façon assez poétique, et malgré la violence qui se déchaînaient dans le monde entier, le dessin de l’ancienne Abbaye se reconnaissait bien sous les traits de l’hôpital.
La jambe de Frantz inquiétait l’équipe des soignants. Il savait que le corps médical d’un hôpital français ne s’embarrasserait pas d’un Allemand s’ils pouvaient l’évacuer discrètement. Quoi qu’il en soit, sa jambe continuait à le faire de plus en plus souffrir, jusque dans l’os : elle gangrénait. L’équipe médicale avait donc pour projet de l’amputer.
Franz avait vingt-et-un ans, il était jeune et ne parvenait pas à imaginer sa vie sans sa jambe. Il se répétait que c’était la guerre, que « c’était comme ça », qu’il était chanceux car il aurait pu déjà mourir comme plusieurs de ses anciens camarades. « Blut und Ehre ! » c’était ce que les chefs des Hitlerjugendlui lui avaient appris depuis ses douze ans. Ils lui avaient répété qu’il fallait être un bon soldat.
Digne d’Andersen, un bon soldat à une jambe….
Malgré les drogues, la nuit précédant son opération, il ne parvenait pas à dormir. Il avait des sueurs froides, il était incapable de se figurer unijambiste. Que dirait son père ? Sa mère ? Et Natalia ? L’aimerait-elle toujours ? Ils étaient fiancés après tout, elle ne pouvait pas refuser l’amour à un soldat, retirer sa promesse à quelqu’un qui était prêt à donner sa vie…
Alors qu’il était en proie à toutes ces angoisses, la gorge sèche et serrée, mais sans aucun moyen de s’hydrater, il entendit des bruits qui attirèrent son attention. D’abord, c’étaient des gémissements, puis des pleurs. Il pensa tout d’abord que c’était une des infirmières : la voix était celle d’une jeune fille qui se lamentait.
« Ma mère ! Ma mère ! »
Il ne pouvait pas se redresser, il avait subitement froid, la colonne raide. Avec sa douleur, il ressentait un effroi terrible. Une peur animale bien particulière qui chuchotait à son oreille la mort imminente, comme un secret intime. Il connaissait bien cette peur et ce terrifiant murmure, car il avait fait la guerre. Il eut la terrible intuition qu’il n’y aurait pas d’issue pour lui, ni à cette guerre, ni au séjour dans cet hôpital.
Dans le dortoir, il entendait les gémissements des uns, les ronflements des autres. Seul son souffle à lui était alerté par la peur, les autres semblaient seulement souffrir ou, pour les bienheureux, dormir.
« Vous n’entendez rien, vous ? » demanda-t-il, en soufflant, à la cantonade.
Il savait que plusieurs blessés ne parlaient pas allemand, certains, les vieux surtout, ne parlaient pas même français, et des vieux, il y en avait un sacré paquet dans cet hôpital.
Dans l’obscurité, une voix inquiète lui répondit :
« Non, quoi ? »
Maintenant, la personne à qui appartenait la voix devait sans doute guetter le sifflement d’un obus, ou quelque chose dans ce goût-là.
Mais non, très clairement, en fond sonore, Franz entendait pleurnicher une jeune fille. Le bruit était étouffé par-delà les murs, mais en même temps il semblait résonner dans la plomberie rouillée. Seul lui entendait ces lamentations inexpliquées.
Comme toutes les nuits à travers les siècles, Esclarmonde se précipitait au chevet de sa protégée qu’elle n’avait pas su sauver la première fois. Elle traversa Franz, dans le but d’aller au plus court, se ruant de part en part des murs de pierre et des humains.
Il tressaillit, un froufrou de tissus avait glissé près de son oreille, il se sentit infiltré par la mort elle-même. Il découvrit alors une femme à l’allure pressée, vêtue comme d’un grand drap, des grosses bandes d’étoffes en guise de chevelure.
Il ne put retenir une exclamation d’effroi. Certains patients l’entendirent, se tournèrent dans leurs draps, s’ils le pouvaient, en maugréant. Dans cet hôpital d’appoint, avec la guerre de l’autre côté des murs, ils étaient nombreux à devenir fous, la nuit surtout. Ça n’étonnait personne que ce fut le cas de Franz.
« Eh bien ? Vous me voyez, vous ? » interrogea Esclarmonde en se retournant vers Franz, alors qu’Anne continuait de geindre, quelque part dans les murs de l’ancienne Abbaye. Quelque part dans le purgatoire.
« Oui. » répondit-il. Mais pas assez fort pour que les autres l’entendent.
« C’est durement rare. » constata-t-elle à son tour.
Dubitative, Esclarmonde le regardait. Elle entendait toujours les gémissements d’Anne, de plus en plus longs et gutturaux. Elle regarda l’horloge : d’ici cinq minutes, les cris deviendraient des cris de bête à glacer le sang, d’ici vingt minutes elle mourrait enfin : enfin, et à nouveau.
Esclarmonde poussa un soupir, lasse d’être coincée dans cette boucle. Elle revivait cette même nuit pénible au rythme d’Anne, accompagnée de sa litanie.
« Ma mère ! Ma mère ! » appelait-elle.
« Excusez, elle a besoin de moi… »
Comme elle était apparue, empêtrée dans ses voiles, elle s’évapora aux yeux de Franz.
Il ferma les yeux avec un soupir, la douleur se souvint de lui, insidieuse, dans ses os. Ensuite, soudainement, il ressentit une forme de soulagement.
« Messire ? »
La voix spectrale d’Esclarmonde résonna dans sa tête. Il rouvrit les yeux, et bien qu’il fût prêt à redécouvrir ce vieux visage horrible et figé, il fut tout de même terrifié par la figure morte.
Il réalisa qu’il n’avait plus froid.
« Pour vous, c’est trop tard. Venez. Suivez-moi. » ordonna doucement Esclarmonde en le laissant s’appuyer sur son bras.
Il traînait la patte, mais ne ressentait plus aucune souffrance.
En quelques secondes, il fut quelque part, dans un non-temps et un non-lieu, projeté dans un pastiche de vieilles pierres, au chevet d’une toute jeune fille gémissant comme un animal et baignant dans sa transpiration.
« Je vous présente Anne. C’est comme ça tous les soirs. » dit la sombre voix de crécelle de la vieille Esclarmonde, comme pour l’avertir des chapelets de nuits qu’il s’apprêtait à passer ici.
Author's Notes:
Nous revoilà en Original, et plutôt du côté des vivants que des morts ! – Quoi que ?
Un thème d’actualité puisqu’il se déroule à Noël !
Heureusement, l’aube s’éternise en hiver !
TW - Attention, ce texte est déprimant ! P
Bonne lecture !
Le groupe de @chrisjedusor, @Lsky, @Seonne, @Fleur d'épine et @Mikoshiba se retrouve coincé dans les cachots ! Il y fait sombre et humide, des toiles d'araignée ornent les coins et un grincement inquiétant leur parvient aux oreilles...
Votre thème : Souvenirs prisonniers
Vos contraintes : - Votre chapitre doit se dérouler à l'aurore.
- Votre chapitre doit se dérouler par un temps neigeux.
- Vous devez insérer une citation de votre choix sur le thème de la liberté.
L’aube n’avait pas les doigts roses ce petit matin-là, ils étaient plutôt pâles comme la mort, comme un temps de neige qui ne se décide pas. Les Leymois, en ouvrant leurs volets sur les champs voilés de givre, en découvrant la blancheur sans lumière du ciel qui jetait son ombre sur les plaines étoilés, commentèrent : « Tiens, il va neiger aujourd’hui ! »
C’était aussi ce que constatait la jeune citadine bougonne, les mains calées au fond de ses poches, qui traversait la cour de l’hôpital, ses petits talons s’enfonçant dans les graviers. De la cour de jadis au parking des années 2000, il n’y avait qu’un pas. Elle détestait la neige, mais de toute façon, le soleil n’aurait pas réussi l’exploit de lui remonter le moral. En plus, elle avait assez vu de films d’horreur pour que ces hauts murs de pierre, tout à fait sinistres, la fassent carrément flipper.
Derrière elle se traînait sa grand-mère, elle-même soutenue par sa fille parce qu’elle ne parvenait pas à soulever correctement ses pieds depuis l’accident, laissant comme des traces de ski dans les graviers. Edith marchait devant, énergiquement, espérant pouvoir leur échapper dans le but de fumer discrètement une cigarette…
On les avait appelées à sept heures du matin : « Venez-vite, il faut lui dire au revoir. »
Nous étions le vingt-cinq décembre à l’aube, il allait neiger et Edith se retrouvait dans un hôpital sordide au fin fond de la campagne : non, décidément, elle n’était pas de bonne humeur, choisissant de se blinder de rage plutôt que de s’épancher.
Depuis sept heures du matin et ce réveil à l’arrachée, les images se mélangeaient dans l’esprit embrumé de l’adolescente. Elle voyait tout comme hors de son corps : hop, le téléphone sonne, hop, maman la secoue, hop, on ne se lave pas, hop, on aide mamie à s’habiller, hop, les manteaux jetés par-dessus les épaules alors qu’on est encore à moitié en pyjama, hop, dans la voiture, hop, le trajet sur des petites routes qui lui avait filé l’envie de vomir…
Sortir au grand air, malgré la fraicheur et le cadre inquiétant, lui fit du bien. Cela lui remettait l’estomac et les idées en place. Elle rêvait du café insipide de la machine, accompagné d’une Marlboro issue du paquet qu’elle avait tout de même pris le temps de cacher dans ses poches.
Depuis sept heures du matin, sa grand-mère pleurait. Noël était maudit dans la famille. Edith en avait marre de cette rengaine tristement véridique que son aïeule répétait inlassablement à cette période, au cas où elle ne s’en rendrait pas compte par elle-même. C’était éprouvant pour la jeune fille. Elle résistait en rêvant de café et de cigarettes, s’appuyant ainsi sur ses nerfs plutôt que d’écouter les pensées de son cœur.
Sa mère se précipita vers le desk de l’accueil, paniquée. Edith, dépitée, regardait le hall immense et sombre.
« Non mais c’est bon, maman ! Suis les panneaux, regarde : Unité Cognitivo-Comportementale, c’est là ! fit remarquer Edith, agressive.
- Ah non ! Tu ne grondes pas ta mère ! C’est déjà une matinée assez difficile comme ça… réussit à répondre la grand-mère entre deux sanglots, bien que sa petite-fille ne fût pas certaine de la fin de sa phrase, qu’elle déduisit.
- C’est parce que tu n’as pas tes cadeaux que tu t’énerves ? jeta la voix lointaine de la mère.
- Non, je m’en fous des cadeaux ! siffla la jeune fille entre ses dents, et c’était vrai. Je veux retourner à Paris ! déclara-t-elle à mi-voix.
- Oui, c’est une bonne idée, ce n’est pas un endroit pour toi, ici. On fera venir un taxi qui t’amènera à la gare. » Déclara la doyenne que cette question logistique distrayait un instant de son chagrin. Quitte à porter le fardeau de la mort de son mari, elle se réjouissait de savoir que sa petite fille, elle, s’amusait :
« Tu as des amis avec qui fêter Noël ?
- Oui, oui… »
Cependant, Edith se voulait évasive, elle ne savait pas encore à qui elle allait faire appel : personne n’avait répondu à ses messages de détresse. Normal, il n’était même pas huit heures du matin. Elle les avait rédigés alors que la voiture filait en zigzaguant sur les routes de campagne, leur choisissant un ton un peu railleur pour montrer qu’elle était une femme forte, mais pas trop, de manière à pouvoir se faire plaindre quand même.
Arrivée dans la chambre d’hôpital, Edith n’osa même pas jeter un coup d’œil à son grand-père, trop terrifiée par ce qu’elle pourrait apercevoir. Se prémunissant du possible choc qu’elle pourrait ressentir, elle se cala dans une chaise, dans un coin, son écharpe plaquée sur le nez en guise de barrage à l’odeur médicamenteuse, son laptop sur les genoux, pianotant déjà sur le site de la SNCF à la recherche du prochain train qui la ramènerait auprès des pavés et du béton qu’elle connaissait si bien et qui la rassuraient tant, loin de ces étendues d’herbe et de ces bâtisses isolées.
Au bout d’un moment, sa mère et sa grand-mère sortirent pour aérer leurs larmes, pour essayer de se reprendre dans l’air revigorant de l’hiver. Edith eut donc la charge de son grand-père pendant quelques minutes. Elle devait attendre la mort avec lui. Elle avait froid, horriblement froid, ne devinant pas Esclarmonde, quelque part dans la chambre, qui, elle aussi, veillait ce prochain colocataire. Edith s’approcha enfin du lit, parce qu’elle se croyait seule et elle pleura enfin, en disant quelques mots qu’elle voulait théâtraux parce qu’elle regardait trop de films. Elle lui demanda de bien surveiller mamie, de les protéger toutes les trois de là où il serait. Mais Esclarmonde songea tristement qu’il ne sortirait plus jamais des murs de Leyme, qu’il ne reverrait sans doute plus jamais les siens, que les lamentations un peu ridicules de la jeune fille tombaient, sitôt prononcées, dans la vanité du néant.
Edith avait devant elle un vrai zombie, un fantôme, elle le considérait comme déjà parti : c’est à peine s’il respirait. Guettant les bruits dans le couloir, elle dégaina son téléphone, activa la fonction appareil photo et immortalisa promptement ce visage de gisant. Pour la postérité, peut-être, pour se souvenir de ce qu’était la figure de la mort.
La grand-mère et la mère revinrent. La plus âgée se lamentait toujours :
« Si seulement il n’était pas à Leyme ! Il finit chez les fous, il ne mérite pas ça ! »
A vrai dire, malgré sa réputation, Leyme s’était diversifié et possédait un service de douze chambres, dont celle-ci, dédiées à la maladie d’Alzheimer. Edith se souvint subitement de cette citation de Khalil Gibran : « L'oubli est une forme de liberté. » Elle l’avait lu le matin-même dans la voiture, alors que sous son pouce défilait les réseaux sociaux. Une de ses connaissances s’était crue inspirée en postant cette phrase durant la nuit, Edith en était plus que dubitative. En quoi oublier sa femme, sa fille, toute sa famille et ses amis était une liberté ? En quoi devenir violent, alors qu’il ne l’avait jamais été, était une forme de liberté ? En quoi se perdre dans son quartier car il était incapable de se retrouver, de reconnaître la maison dans laquelle il vivait depuis quarante ans, était une liberté ? En quoi oublier comment conduire et provoquer un accident était une liberté ? Surtout que, ironiquement, c’était cet accident, dont sa grand-mère avait gardé des séquelles, qui avait permis aux femmes de la famille de l’enfermer définitivement dans un mouroir. Il était devenu une charge trop lourde pour la pauvre grand-mère mais elles avaient été, dans un premier temps, incapables de se résoudre à l’emprisonner. L’accident fut donc l’alibi parfait pour l’interner. Elles n’en étaient pas fières, mais il fallait avouer que cela avait été un soulagement, comme sa mort en serait également un.
Edith était décidée à ne pas rester pour veiller le mourant. Elle frissonna à nouveau alors qu’Esclarmonde se déplaçait dans la pièce, déposa un baiser sur les joues de sa mère et de sa grand-mère et s’enfuit en toute hâte de cette pièce, de l’hôpital et de Leyme dans le petit matin. Elle abandonnait aux pierres grises ses tristes souvenirs de ce Noël terrible, elle leur laissait le loisir de vivre au milieu des fantômes et des morts, choisissant la bonhommie de quelques autres adolescents bien vivants.
On devinait que le point du jour ne tarderait plus à se montrer derrière le ciel laiteux, des flocons épars et pas franchement hardis collaient à la fenêtre. Esclarmonde songea que l’agonie du vieil homme n’en finissait pas. Elle veillait tout de même. La grand-mère, éprouvée, était partie chercher du confort auprès de l’équipe médicale. Parmi les vivants, seule sa fille était restée à son chevet. A côté de l’Abbesse se tenait Camille Miret. A la fin du XIXème siècle, il avait donné à Leyme ses lettres de noblesses en proposant une gestion novatrice. C’était donc en son hommage que son nom avait été attribué à l’asile, désormais « Institut Camille Miret » ; ce fameux titre ronflant qui avait mis une mécène en rage une quinzaine d’années plus tôt. Frantz apporta la tête sanglante de Sainte Spérie à Esclarmonde car c’était l’heure de la prière. La pauvre mine blafarde râlait, roulait des yeux, les levait même au ciel, mais rien n’y faisait : Esclarmonde ânonnait des psaumes. La salle fut rapidement pleine à craquer. Une réelle armée des morts s’était constituée dans l’attente d’un nouveau défunt, c’était toujours un évènement. Certaines âmes prirent plaisir à railler la pieuse Esclarmonde : cette famille-là n’avait pas fait mander de prêtre comme cela se faisait encore dans les campagnes. L’abbesse regardait ces moqueurs avec mépris tout en continuant ses prières.
La mère d’Edith avait bien froid, un froid de mort, un froid de morgue, elle regretta d’être seule à ce moment-là. Elle hésita à aller chercher sa mère mais elle ne s’y résolut pas. Elle ne parvenait pas à lire ni à faire des mots fléchés, elle ne réussissait pas non plus à décider si elle devait rester assise ou debout, alors elle ne cessait de gigoter dans cette pièce glaciale, comme si elle était montée sur ressort. Quoi qu’elle fît, elle était frigorifiée, ce qu’elle attribuait à tort au temps neigeux.
Soudain, le mourant se mit à tousser, une quinte impressionnante : il s’étouffait. Il devint bleu, la chair violacée, ses veines étaient prêtes à percer la fine peau translucide. Sa fille ne réfléchit pas, connaissant les premiers soins de par son métier, elle le redressa d’abord. Qu’est-ce qu’il était lourd ! Elle qui était si frêle face à ce corps déjà mort, inerte. Elle le sauva, dans la brusquerie de l’instant, dans un sursaut de vie, dans un réflexe d’héroïsme.
Elle l’avait réellement sauvé, sans savoir pourquoi, sans se poser la question, sans même se dire que, de toute façon, il était déjà presque mort, qu’il n’était plus qu’un légume. Edith le lui reprochera : l’accusant d’acharnement thérapeutique, peut-être valait-il mieux le laisser accueillir la mort plutôt que de maintenir un corps vide et, au pire, une âme prisonnière mais consciente…
Alors, suite à cet exploit naïf et pur, les morts se retirèrent. Les fantômes, les uns après les autres, s’en furent au hasard des couloirs de l’ancienne Abbaye de Leyme, ils retournèrent arpenter les ailes de l’Institut Camille Miret, dans l’ennui caractéristique de leur condition, regardant les vivants, ressassant la vie qui leur avait échappé.
Les souvenirs du grand-père survivant, ou plutôt mort-vivant, continuèrent de s’évader, s’effaçant, se perdant au gré de la maladie sournoise et diffuse. Ceux de sa petite fille se couchaient sur une page de traitement de texte, comme on éteint un incendie, des souvenirs qui semblaient plus vifs en prose, mais qui, pourtant, apaisaient Edith une fois qu’elle les savait prisonniers de la page déjà plus si blanche.
End Notes:
Merci d'avoir lu !
Pour savoir ce qu'Ombrage faisait à Leyme, rdv ici : https://www.hpfanfiction.org/fr/viewstory.php?sid=37855
L'origine du monde by Lsky
Author's Notes:
Chères toutes et tous,
J’ai le bonheur et l’honneur d’introduire mon personnage préféré de cette histoire. Sans doute le premier qui m’est venu à l’esprit, mais dont je voulais soigner l’arrivée, si difficile à caser. Mais voici, j’espère que vous l’aimerez autant que moi !
Je tiens à remercier chaleureusement toutes celles et ceux qui prennent le temps de commenter les aventures de Leyme, aussi morbides soient-elles !
Votre thème : Exquise fragrance.
Vos contraintes : - votre chapitre doit se dérouler au crépuscule.
- votre chapitre doit se dérouler par un temps venteux
- vous devez insérer une citation de votre choix sur un thème donné (la nature). La citation est issue du Trésor de la Langue Française : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3893831640;
- les émotions suivantes sont interdites : sérénité, apaisement, bonheur, joie, extase.
Ce texte fait 1996 mots sur word, ahah j'ai sué je l'avoue !
Nous l’avons déjà dit, Esclarmonde cherchait à percer les secrets de Leyme. Depuis quelques jours, elle en oubliait même les lamentations d’Anne, bien que cela lui coûtât beaucoup de ne pas y répondre lorsqu’elles parvenaient à ses oreilles. Nous étions en fin de journée, la nuit était en train de tomber par-delà les murs de Leyme, le crépuscule faisait fondre son ombre sur les patients qui s’agitaient, à cette heure-ci, comme des nouveaux-nés. L’Abbesse savait qu’il ne restait plus que quelques heures avant qu’Anne ne recommence sa litanie, mais elle sentait bien qu’elle se rapprochait d’un but qui n’était pourtant pas évident à atteindre. Elle ne pouvait donc pas abandonner maintenant. Depuis des siècles qu’elle était là, il était temps que la situation se débloque, d’une manière ou d’une autre.
Cette fois, elle avait prise avec elle Sainte Spérie, et avait posé sa tête par terre, la laissant barboter dans une mare de sang et s’excusant régulièrement pour l’inconfort.
« Ne sentez-vous donc pas cette odeur ? Elle vient de par ici. On la sent surtout les jours de grands vents comme celui-ci.
- C’est sans doute un rat crevé. » répondit laconiquement le visage blafard.
Esclarmonde aurait voulu lui dire qu’on ne parlait pas ainsi, mais on ne reprenait pas une divinité sur son langage. Elle secoua sa coiffe en faisant virevolter la poussière et continua de triturer les murs aux pierres humides qui constituaient les fondations de Leyme.
« Il m’est impossible de passer par-delà ce mur, annonça Esclarmonde.
- Ah ?
- Mais vous, peut-être que vous pouvez y aller. C’est dans ce couloir que je vous ai trouvée, justement, je cherchais d’où venait cette odeur. »
A ces mots, Esclarmonde eut une intuition et songea qu’elle aurait dû amener Sainte Spérie en vadrouille plus tôt. Elle s’en saisit, l’autre protesta :
« Mais ! Non ! Reposez-moi ! »
Esclarmonde, Sainte Spérie dans les bras, traversa le mur comme bon lui semblait.
Bien mal lui en prit ! Elles se retrouvèrent au beau milieu d’un enchevêtrement de gravas. Il n’y avait rien autour d’elles ni à l’horizon, réellement rien, si ce n’était un désert de ruines. Esclarmonde tourna sur elle-même.
« Mais… »
Plus de murs à franchir, uniquement un cimetière de pierres.
« Sommes-nous coincées ? demanda-t-elle avec angoisse, en hissant la tête sanguinolente au niveau de son regard.
- J’en ai bien peur, répondit la figure. Je vous avais prévenu de ne pas m’empoigner de la sorte ! J’aurais pourtant espéré que comme vous apparteniez à l’autre côté, vous pourriez nous y conduire à nouveau.
- Que voulez-vous dire ?
- Que vous m’avez trouvée alors que j’étais bloquée là ! Il doit y avoir un passage qui permet à cet endroit et à l’ancienne Abbaye de communiquer…
- C’est à perte de vue. Comment cela tient-il ici, sous terre ? interrogea Esclarmonde alors que son regard cherchait désespérément quelque chose à quoi se raccrocher, mais l’horizon paraissait infini.
- C’est nulle part.
- Comment ça : c’est nulle part ?
- En réalité, c’est la chapelle sur laquelle a été construite l’Abbaye et dont il ne reste plus de trace. J’étais là avant l’Abbaye.
- Pendant sept siècles vous étiez coincée là ? »
Esclarmonde frissonna de tout son corps et eut envie de hurler. Il y avait donc pire que d’être emprisonné dans l’Abbaye et l’hôpital ? Cela signifiait qu’il y avait des lieux ensevelis, détruits, non réutilisés, qui ne renaissaient pas de leurs cendres, enterrés sous de nouveaux édifices, et dont les esprits restaient prisonniers dans une sorte de néant, sans nouveaux colocataires et sans vivants à épier.
Sainte Spérie ne répondait pas.
Pendant un instant, Esclarmonde songea sincèrement à laisser là la pauvre tête, en espérant que ça la ramènerait dans sa dimension à elle. A nouveau, elle frissonna, puis se reprit. Elle n’avait jamais imaginé qu’il y avait pire que ce qu’elle expérimentait déjà : voir mourir tous ces braves gens auxquels elle s’attachait inévitablement, comme si cela était là son supplice : ne pouvoir sauver personne qu’elle aimât, comme elle ne parvenait pas à sauver Anne.
Elle voulut se remettre à tâter les pierres, ce geste qu’elle faisait depuis si longtemps, mais il n’y avait plus de murs : seulement un désert. « De l’autre côté » n’existait plus. Elle songea qu’elle pouvait essayer de communiquer avec un médium, mais actuellement aucun d’entre eux ne séjournait à Leyme, et bien qu’ils soient nombreux à échouer ici car on les pensait fous, ils étaient rarement assez puissants pour pouvoir communiquer alors distinctement. Autrement dit, il leur était impossible d’entrer en contact avec une autre dimension comme celle-ci, absorbée par les entrailles de l’ancienne Abbaye. Elle pensa à contacter ses autres colocataires infortunés, mais il faudrait qu’ils devinassent qu’elle était partie pour fureter du côté des « pierres qui puent » comme les appelaient certains esprits moqueurs.
« Mais, l’odeur est encore plus forte, non ? remarqua soudain Esclarmonde.
- Non, non, je ne sens rien.
- Enfin, Sainte Spérie ! Vous n’avez plus de corps mais vous avez un nez ! »
Reniflant comme un animal, les naseaux en l’air, Esclarmonde se guidait grâce à l’odeur. Elle arriva au seuil de ce qui ressemblait à une cavité qu’elle n’avait pourtant pas remarqué dans le paysage. L’odeur était entêtante. Cette odeur, c’était de la mousse avec un mélange de lichens et de champignons, une décoction étrange sortie d’un autre âge qui s’étalait sur la roche calcaire. Comme si cela avait macéré et fermenté, ça prenait la tête comme une fragrance trop forte mais qu’on ne peut se résoudre à arrêter de renifler. Comme les enfants qui sniffent de la colle. Une fois qu’elle nous submergeait pourtant, cette odeur n’était plus vaguement repoussante mais addictive.
Esclarmonde frissonna encore, de froid cette fois. Alors qu’elle n’avait plus eu froid depuis des siècles, elle aurait reconnu ce froid-là entre tous : c’était le froid de la mort. Elle se demanda avec angoisse si elle venait de mourir une seconde fois. La peur la saisit comme une eau glacée dans ses poumons et ses veines ; mais au lieu de hurler, de bouger, de parler, elle restait figée. Ses yeux grands ouverts larmoyaient car elle ne parvenait pas à les faire cligner, retenant son souffle, attendant que le Pire sorte du trou noir que formait cette grotte, s’attendant à découvrir un monstre tout droit sorti des Enfers ou le Diable en personne.
« Esclarmonde ? »
Sainte Spérie la sortit de sa torpeur. Comme un vivant qui se réveille d’un rêve, l’Abbesse se demanda où elle était. Très lentement, comme pour ne pas se faire prendre en chasse par des loups, elle pivota doucement pour se tourner vers le désert de pierres qui lui semblait tout d’un coup étrangement rassurant en comparaison avec cet antre, la tête de Sainte Spérie comme bouée de sauvetage.
En se retournant, elle découvrit la steppe. Elle n’avait jamais vu de steppe de ses yeux, mais elle connaissait les encyclopédies, lisant par-dessus les épaules des vivants : « -géographie, formation végétale des zones semi-arides. - archéologie. ‘’Art des steppes.’’ Forme d'art caractérisée par la représentation d'animaux qui se développa du 3e millénaire avant J.-C. au IIIe s. après J.-C. environ chez les peuples nomades des steppes eurasiatiques. »
Pourquoi se trouvait-elle dans un espace sec alors que Leyme était planté au beau milieu d’une forêt verdoyante ? Où étaient les arbres qui accrochaient l’humidité et le vent ? Là où elle se trouvait désormais, le crépuscule était froid et le vent fouettard car rien n’arrêtait leur course sur cette plaine aride, la terre semblait plate tant on y voyait loin par-delà l’horizon, presque nu, qui s’assombrissait.
« Où sommes-nous maintenant ? » demanda-t-elle, la voix enrouée d’épouvante. Mais seul l’écho de la cavité derrière elle lui répondit.
*
Au bout de minutes qui parurent interminables, un grognement se fit entendre dans la grotte du Diable. Esclarmonde étouffa un gémissement dans sa gorge serrée, les larmes aux yeux, se décidant à faire face au monstre. Elle ne redoutait bien évidemment plus la mort, mais elle craignait la damnation éternelle, un supplice de Tantale.
Elle vit une forme bestiale qui s’approchait lentement. Elles se jaugeaient du regard. La chose était mi-femme, mi-animale ; elle se tenait debout, plutôt voûtée, possédait deux seins qui ressemblaient à des mamelles. Dans la pénombre, la silhouette semblait musclée et velue, elle avait pourtant un dessin humain.
Serrant Sainte Spérie contre sa poitrine, l’Abbesse ferma les yeux et se mit à ânonner une prière qui était censée offrir une quelconque protection :
« Ô Seigneur, nous te demandons de défendre tes fidèles de toute adversité...
- Mais enfin, Esclarmonde ! Ça suffit !
- … Par Jésus le Christ…
- Stop !
- … notre Seigneur…
- Bon sang de merde ! FERMEZ-LA ! »
Esclarmonde ouvrit les yeux et se tut dans le même mouvement, dévisageant Sainte-Spérie qui venait de hurler et dont le cri rebondissait sur les roches de la grotte, tandis que la bête avait prit peur et s’était dissimulée.
« Avancez. Doucement. » ordonna, d’une voix glaciale, la bouche enfantine de Sainte-Spérie.
Esclarmonde obéit et entendit comme des gémissements.
« Posez-moi par terre et reculez jusqu’au seuil.
- Mais…
- Laissez-moi faire, je la connais. »
Esclarmonde, à nouveau, demeurait sans voix. Comme un automate, elle fit ce que Sainte Spérie lui dictait, se sentant démunie, dépossédée de toutes ses connaissances, ses certitudes manichéennes. Elle la posa au sol avec une attention plus grande encore qu’à l’habitude et recula, ne voulant pas perdre le spectacle des yeux.
Très vite réapparurent un front et des yeux de derrière un monticule constitué de stalagmites, se firent entendre des sons entre grognements et gargarismes.
« Je sais, j’avais promis. Mais je pensais qu’on pourrait retourner facilement dans l’autre monde, celui des vivants, grâce à Esclarmonde. Sans qu’elle te voit. Ramène-nous, s’il te plaît. »
La chose grogna à nouveau, s’empara de Sainte Spérie et se mit à lui caresser la joue. Elle s’enfonça dans l’obscurité avec le doux visage mortuaire qui enjoignit Esclarmonde :
« Suis-nous. »
L’Abbesse empêtrait sa robe dans les stalagmites et ne réussissait pas toujours à éviter les stalactites que son front rencontrait. Quelqu’un d’autre que la pieuse Esclarmonde se serait mise à râler car on n’y voyait rien. Soudain, l’excavation s’ouvrit sur une salle recouverte d’un dôme naturel, un feu y brûlait. Esclarmonde n’en croyait pas ses yeux. Les encyclopédies disaient vrai : Dieu avait créé des choses avant de créer les Hommes.
Elle fit le tour des parois, recouvertes de dessins, comme ceux d’un enfant. Il y avait des formes de lions, des sortes d’antilopes… Puis on y voyait une tête qui semblait goutter loin de son corps, représentant sans doute Sainte Spérie. On pouvait aussi remarquer une figure striée de ce qui pouvait s’apparenter à des rides, possédant une drôle de coiffe : c’était probablement la vieille Esclarmonde en costume.
Se retournant, cette dernière lança un regard vide à la créature, incrédule de se retrouver ainsi face à ce qui devait être son ancêtre. L’ancêtre de l’humanité tout entière.
Elle la dévisageait, la détaillant, pendant que la troglodyte berçait Sainte Spérie comme un bébé. Soudain, quelque chose arrêta tout net le flot confus d’interrogations qui noyait les pensées égarées d’Esclarmonde, anéantie face à ce qu’elle découvrait et entêtée par l’odeur tenace de la mousse :
« Sainte Spérie ! Vous ne saignez plus ! »
La troglodyte jeta un regard interrogatif au visage cadavérique et juvénile, qui ferma les paupières et les rouvrit doucement, répétant cela plusieurs fois, comme on rassure un chat.
« Non, dans ses bras je ne saigne pas, dit-elle comme si rien n’avait été plus naturel.
- Sainte Spérie, est-ce elle qui vous a déposé dans le couloir pour que je vous trouve ?
- Oui, c’est elle le portail. Elle nous observe tous. »
... Pour qui n'a conscience ni de la mort ni de la vie by Lsky
Author's Notes:
Voici la suite (et fin ?) de Leyme !
Je tiens à remercier très chaleureusement tout.e.s celles et ceux qui m'ont lu ! J'ai adoré être perdue dans le Manoir et être pourchassée par des fantômes à vos côtés !
Merci aussi aux organisatrices !
CEPENDANT GROS TW pour ce texte
Ce n'est pas une série de texte spécialement joyeux, mais celui-là est particulièrement morbide et touche à l'enfance.
Vos contraintes : - Votre chapitre doit se dérouler le matin.
- Votre chapitre doit se dérouler par un temps pluvieux.
- Vous devez insérer une citation de votre choix sur un thème donné (l'imagination). citation de Roger Fournier
- Les émotions suivantes sont interdites : sérénité, apaisement, bonheur, joie, extase.
- Vous avez deux éléments, un type de personnage et un objet. L’un doit avoir une place centrale dans le texte, l’autre doit avoir une certaine importance mais ne peut être mentionné que trois fois maximum : à vous de choisir lequel. OBJET : Un livre abîmé. PERSONNAGE : Un.e enfant mélancolique.
Les secours sont arrivés dans les petites urgences rarement utilisées de Leyme. Encore plus rarement utilisées pour ce genre de cas. Ils sont arrivés dans le silence, toutes lumières éteintes, sous une pluie drue qu’on aurait crue faite exprès, s’écrasant sur le bitume, les gouttes comme des enclumes.
On imagine toujours ce type de service dans une effervescence brusque et lumineuse, typique de ceux qui font la course contre la mort. Mais l’arrivée des sauveteurs, cette fois-là, ressemblait plutôt à une procession. Ils déchargèrent le brancard dont les pieds se déplièrent. On entendit seulement les crissements du fer qui se déploie comme des pattes d’insecte. C’était le seul bruit dans le silence, comme si le monde s’était arrêté. Les enfants de Leyme ne jouaient plus, les fous avaient arrêté leurs marches résignées et hagardes, mêmes les patients à l’agonie retenaient leur souffle au péril de leur vie. Quelque chose se passait.
La couverture qui recouvrait le brancard était à peine froissée, on ne distinguait aucun corps, seulement une forme de boule, comme un chat enroulé sur lui-même, la queue sur le museau, se réchauffant dans le lit de son maître. Comme quoi, « l'imagination a été inventée pour alimenter l'espoir » : aucun animal paisible ne ronronnait là-dessous. Le cœur avait cessé de battre dans l’ambulance, dans une évasion attendue mais inespérée. Inespérée dans toute l’horreur que ce mot renferme. Inespérée : une lutte contre l’espoir. On ne souhaitait pas le départ d’une âme, qu’il soit doux ou pas, on souhaitait simplement que n’arrive pas cette évasion, pourtant augurée. Comme l’eau dans une main s’enfuyant inéluctablement, mais dont on espère qu’elle ne s’écoulera pas, qu’elle existera encore quand on la portera à ses lèvres.
En effet, lorsqu’on l’avait embarqué, le visage n’avait pas encore bleui, le cœur, quelque part, semblait encore pulser alors que les lumières criardes de l’ambulance tournoyaient dans le petit matin encore noir, alors que la sirène semblait tellement palpable qu’elle déchirait le ciel d’encre et la campagne toute autour, ployant branches et coupant l’herbe. Métaphoriquement, tout se trouvait déraciné sur le passage de l’ambulance, comme la vie qu’elle avait cru réussir à secourir et qui s’était envolée.
Les ambulanciers, ces grands types, ces Amazones, semblaient subitement riquiquis face à la vie et au jeu de la mort, face à la marche funèbre des choses. Ils étaient comme courbés vers le sol, comme des Atlas, comme des vieillards, tentant de récupérer quelque chose à terre en paysans de Jean-François Millet. Ils semblaient vouloir arracher des racines, qui traîneraient sur le sol plastifié de l’hôpital dans lequel ils entraient, pour leur redonner vie, pour recréer un bois miraculeux aux feuillages animés par le vent. L’étrange procession était fermée par une femme, soutenue par un homme. « Soutenue » est un grand mot, parce que lui-même semblait hagard. Il n’aurait su dire s’il se trouvait dans un couloir d’hôpital ou sur une plage paradisiaque. Il paraissait ne rien voir, ne rien entendre, ne sentir aucune odeur médicamenteuse. Aucune réalité ne l’atteignait. Il ne parvenait qu’à enlacer sa femme, très fort. Mais celle-ci non plus ne semblait rien comprendre, à peine sentir l’étreinte de son époux. Elle répétait inlassablement « c’est ma faute, c’est ma faute... », comme un disque rayé.
Franz avait doucement suivi le convoi, intrigué par le brancard qui portait le petit chat, comme un landau vide. Lorsque les secours s’entretinrent avec le personnel soignant, il eut du mal à comprendre ce qu’ils se disaient. Le docteur notait des informations. L’Allemand jetait des regards par-dessus les épaules, mais ce document administratif rédigé en français lui restait muet.
Suite à la conversation, le médecin se dépêcha d’attraper un vieux livre abîmé pour y ranger le papier. Comme s’il fallait que la feuille soit rapidement cachée entre les pages jaunies.
Franz, dans un mouvement, partit chercher la petite Clara et ils revinrent immédiatement à travers pierres. Elle était toujours ravie d’aider ce garçon blond à comprendre les adultes, elle était ravie de lui faire la lecture. Elle se découvrait une passion, pensant devenir institutrice dans la mort puisqu’elle n’avait rien pu être de son vivant. Elle avait neuf ans pour l’éternité.
Clara était heureuse d’être utile à ce soldat. Pour elle, un soldat gentil et si bien habillé de son bel uniforme, de marque comme celui-là, était forcément quelqu’un de bon, du bon côté. En plus il boitait, prouvant bien qu’il s’était vaillamment battu contre l’ennemi qu’elle pensait commun. Clara serait éternellement trop jeune pour comprendre les enjeux de la Seconde Guerre Mondiale, comme elle était bien trop petite pour comprendre la portée des mots reposants sur la couverture de l’ouvrage usé et qu’elle lut à haute voix, très appliquée, pour Franz : « Mort subite du nourrisson. »
A ces mots, qui paraissaient enfantins car épelés avec une grande naïveté, Franz ressentit quelque chose qu’il n’avait plus ressenti depuis qu’il était mort, quelque chose comme une dépression interne. Comme si tout le corps, toute l’âme, toutes les particules qui ne le constituaient plus, voulaient se cacher sous terre. Quelqu’un né plus tard que Franz aurait trouvé que cela s’apparentait à cette sensation où tout va trop vite alors que le wagon dévale le grand huit, cette dépression bien spécifique des organes qui cherchaient à retrouver le nombril du globe.
« Merci Clara, va-t’en. » lâcha-t-il froidement, comme si le départ de Clara permettrait à ce terrible évènement de se terminer, de n’être jamais arrivé.
La petite fille fût outrée qu’il lui parle sur ce ton après qu’elle lui ait offert son aide. Elle s’en alla tout de même, vexée, bien décidée à bouder le seul adulte qui la considérait comme une institutrice, comme une grande. Mais si Franz l’avait chassée, c’était pour la protéger, avant qu’elle ne comprenne vraiment ce qu’il se passait, ce qu’elle avait lu ; pour protéger la fraîcheur de l’enfance que sa leucémie n’avait jamais réussie à emporter.
Franz regardait les vivants, les parents, et la couverture qui ne recouvrait presque rien.
Là aussi, pour la première fois depuis qu’il était mort, il se dit qu’il avait peut-être de la chance, après tout.
Le médecin se décida enfin à parler à la famille. Il s’approcha. Il semblait aller à peine mieux que ce couple. Il n’avait rien à dire de rassurant ou quoi que ce soit qui pourrait apaiser la douleur sourde qui pesait sur l’hôpital tout entier. La détresse parentale était légitime et il n’y avait rien à y faire. Il récita avec application ses cours, mais avant, il commença par cette phrase qu’il souhaitait faire résonner jusque dans les entrailles de la femme :
« Non, ce n’est pas de votre faute. »
Et il expliqua, tendrement, que ces choses arrivaient. Oui, même en 2024. Non, le rapport des secours attestait que le bébé était bien couché comme il fallait, les couvertures ne l’avaient pas étouffées, tout avait été parfaitement fait : ils avaient été de bons parents.
Sa litanie médicale et la chaleur artificielle de l’hôpital berçait Franz, la bouffée d’horreur coincée en lui devenait tiède, comme un cocon terrible. Le spectacle de douleur qui se jouait devant ses yeux l’absorbait totalement, comme on tombe en amour devant un tableau de maître. Il ressentait la même fascination respectueuse que celle éprouvée devant des rides d’expression finement dessinées, devant une scène dépouillée qui représentait la brute simplicité d’un instant de vie volé et figé.
Le monde sembla reprendre son cours.
Celle qu’on surnommait Santa Rita apparut. Esclarmonde l’avait baptisée ainsi peu après l’avoir découverte dans la grotte qui symbolisait un autre espace-temps de Leyme, une autre dimension. Après s’être cachée dans les entrailles oubliées du bâtiment, partout et nulle part à la fois, durant des millénaires, la femme préhistorique était enfin sortie de sa grotte, au sens littéral du terme. Sainte Spérie, puis l’Abbesse, avaient réussi à l’apprivoiser, et maintenant elle n’avait plus peur de côtoyer les nouveaux morts et les vivants. Elle s’approcha de Franz. Avec ses étranges grognements venus d’un autre âge, l’air infiniment triste des chiens égarés, elle montra ce qu’elle tenait dans ses bras : un nourrisson, doucement lové dans ses poils. Il dormait.
Il est une douce évasion pour qui n’a pas conscience de la mort, ni de la vie.
End Notes:
Merci d'être arrivée au bout de ces textes avec moi, merci de vos lectures, de vos commentaires !
Je vous dis à très bientôt pour un autre challenge ou... pour Leyme version grand projet qui commence doucement à s'écrire !
Attention: Tous les personnages et situations reconnaissables sont la propriété de leur auteurs respectifs. Les auteurs reconnaissent qu'ils ne touchent aucun droit sur leur travail en publiant sur le site.