Summary: Ceci n'est pas une fiction. C'est le journal d'un jeune homme de 21 ans, qui a été fait prisonnier au tout début de la Seconde Guerre mondiale. Il est resté prisonnier en Allemagne de juin 1940 à avril 1945. C'était aussi mon grand-père. J'en ai hérité à sa mort et j'ai voulu le partager avec vous pour qu'il ne tombe pas dans l'oubli. J'ai aussi dans l'idée de m'en servir pour écrire un roman historique lorsque j'aurai fini mes projets en cours. C'était un poète et même prisonnier il n'a jamais rien perdu de sa verve. Je vous laisse découvrir ces quelques pages.
Categories: Guerre,
Historique,
XXe siècle,
Témoignages, Biographies Characters: Aucun
Avertissement: Aucun
Langue: Français
Genre Narratif: Nouvelle
Challenges: Series: Aucun
Chapters: 5
Completed: Oui
Word count: 4696
Read: 3640
Published: 24/12/2023
Updated: 12/02/2024
Automne Hiver 1940 by Kermitte1982
Breslau, dimanche 22 septembre 1940
Je suis très content aujourd'hui. J'ai reçu deux cartes : une cette semaine et une ce matin. Je suis enfin rassuré après quatre mois sans nouvelles.
Breslau, dimanche 27 octobre 1940
Il y a déjà trois mois que je suis ici à Breslau. Ça passe lentement, mais ça passe quand même. Avec les dix copains, nous attendons qu'on nous libère, mais il ne me semble pas que ce sera pour cette année. J'espère quand même qu'à Pâques je serai à la maison. J'ai une très bonne mine maintenant. Je pèse près de 70 kilos. Ce matin, en me réveillant, j'ai constaté l'arrivée de madame la neige. C'est maintenant l'hiver. Nous nous baladons dans la cour de la Fabrique chaque dimanche. Nous faisons la chasse au gibier, car il y a ici un petit bois. Ce matin, nous avons loupé un beau lièvre. Dommage, on se serait régalé. Avant de m'endormir tous les soirs, je pense à vous. J'ai quelquefois le cafard en travaillant, mais je le chasse vite et je pense au retour. J'échafaude alors des projets d'avenir. En ce moment (il est 16h) vous pensez peut-être à moi. Vous êtes peut être tous réunis chez marraine et vous causez. En fermant les yeux, je vois Roger, oncle Jean et tante Juliette jouer aux cartes. Ma petite cousine Bernadette doit courir maintenant et je suis ici, prisonnier en Allemagne, à plus de 1500 km de chez vous. Comme il ferait bon vivre là-bas dans notre douce France. Mais cela reviendra. Je suis jeune. J'entre dans la vie et j'espère vivre à mon retour une petite vie bien tranquille. Je la vivrai d'autant mieux après avoir souffert, après en avoir été privé, et surtout après avoir frôlé la mort et vu tant de malheurs.
Breslau, dimanche 3 novembre 1940
Déjà novembre. Déjà et seulement, car je voudrais être au mois de mars 41. Je serais sûrement près de la quille (cf note de bas de page) à ce moment-là. D'après les ouvriers civils, nous serons en France d'ici quelques mois. Et si c'était vrai ? Enfin, j'attends et j'espère. Il n'y a que cela à faire.
J'ai reçu cette semaine avec une très grande joie, deux colis : un d'un kilo et un de cinq. Il y avait du linge et de la nourriture : du chocolat, du sucre, des gaufrettes et des conserves. J'ai tout ce qu'il faut maintenant. Je suce de temps en temps un morceau de sucre ou de chocolat. Je me régale avec les gaufrettes. Je mets de côté les conserves au cas où l'on partirait d'ici. Nous avons touché également 26 marks et 60 pfennigs cette semaine. J'ai acheté du cirage, du fil, une aiguille, du tabac et un briquet. Nous sommes très bien ici. Nous laissons des restes à tous les repas maintenant. Ce n'est plus Sagan. Nous avons mangé du chou rouge et un beau morceau de viande ce midi.
Quand je pense qu'il y a encore cinq mois j'étais dans la Marne à plat ventre sous les balles croyant bien ma dernière heure venue. J'en frissonne rien qu'en y repensant. Je n'oublierai jamais le 14 juin 1940. C'est si près, et pourtant si loin. Maintenant je suis ici en Allemagne. Je pense à l'avenir, au futur. La guerre et ses horreurs passent au second plan. C'est la vie. On s'intéresse un moment aux malheurs des autres et on retombe aussitôt dans notre égoïsme. Je pense aussi le soir avant de sombrer dans les bras de Morphée, puisqu'ici, en Allemagne, les prisonniers ne peuvent coucher qu'avec cette femme. Avec les autres, c'est strictement interdit. On pourrait y jouer sa tête. Je pense à la vie que nous vivrons, une vie simple, une vie familiale. D'ici quelques années, je trouverai l'âme sœur qui voudra bien accomplir avec moi, dans l'amour, dans la souffrance comme dans la joie le dur chemin de la vie. Je la vois tous les soirs comme je vous vois tous deux, très chère maman et très cher Roger. Je la vois, et elle me sourit et elle me parle. Elle me dit : « je t'attends, je t'aime » puis elle disparaît avec moi dans l'inconnu tandis que chantonne le vent dans la cheminée et que ronflent déjà les copains.
Breslau, dimanche 10 novembre 1940
Nous avons déchargé ce matin un wagon de ciment en 37 minutes et avons eu chacun une bouteille de bière de la part de la patronne pour nous remercier. J'ai encore reçu une carte. Cela fait neuf en tout. Voilà le tiers du mois de novembre en bas. Vivement Noël, le Nouvel An et Pâques. Si c'est vrai qu'on touchera de l'argent à notre retour en France, cela fera deux mille francs de gagner à la fin du mois. Je pourrais acheter deux bicyclettes, une pour mon frangin Roger et une pour moi. J'ai pensé à ça en travaillant cette semaine. Nous ferons peut-être de belles randonnées tous les deux l'été prochain ? Nous irons pour commencer dans les environs : Haveluy, Berlaimont, Saméon, Rumegies, Somain, Douai puis nous ferons la Belgique et peut-être les plages (Dunkerque, Boulogne, Calais). Ce sont des projets d'avenir. Cela me fait passer le temps. J'espère qu'ils se réaliseront.
Breslau, dimanche 24 novembre 1940
Aujourd'hui, dernier dimanche de novembre. Nous attaquerons dans une semaine le premier dimanche de décembre et le dernier mois de l'année. Je ne suis pas sorti dans la cour, car il fait assez froid. J'écris seul dans le réfectoire et j'écoute la complainte du vent dans la cheminée. J'ai lavé ce matin mon linge et je suis libre cet après-midi. Vivement que j'écrive sur ce calepin la date du 1er mars 41. Nous demandons tous les copains et moi à vieillir de plusieurs mois. Par moment on s'embête à 100 francs de l'heure. J'ai encore touché cette semaine 16 marks. Je me suis acheté un rasoir et j'ai commandé une belle pipe pour mon retour au pays. Ce sera un souvenir.
Breslau, 1er décembre 1940
1er décembre. Saint Eloi. Y'a du bon. On approche de l'année 41. Aujourd'hui le temps est très clair. C'est un beau jour. Jusque maintenant il n'a pas fait bien froid. C'est à peu près le même temps que chez nous. J'ai reçu hier, 30 novembre (j'ai pensé que c'était ton anniversaire maman), un paquet d'un kilo de tante Yvonne et une carte. Je suis très heureux de savoir que vous avez de mes nouvelles et que vous savez que j'en ai de vous. Le soir, après le boulot, nous discutons tous les copains dans notre petite piaule. Nous croyons être de la quille au printemps. On ne nous gardera certainement pas. Plus d'un an après l'armistice signé ? Surtout que la guerre est terminée entre la France et l'Allemagne. Les uns ont le cafard. Ils rouspètent. Les autres rétorquent :
- Ça viendra bien un jour.
- Oui ! répondent les premiers. Mais quand ?
Moi, je n'aime pas trop parler sur ce sujet. Cela dérange le moral et ça ne sert à rien. Je me contente de penser à ce que sera l'avenir. Je pense à notre vie familiale, à nos plaisirs futurs. Je pense à la libération, au retour. Je pense que notre passage sur terre est bien peu de chose et qu'il faut en profiter tant qu'il est temps. Ce que je ferais chez nous. Je ne savais pas, nous ne savions pas, auparavant, le bonheur que nous goûtions.
Breslau, 15 décembre 1940
Le mois de décembre est cassé en deux. Il y a quatre mois aujourd'hui que nous sommes dans la fabrique de ciment. Et demain, sept mois que je vous ai quitté étant rappelé de permission. Je revois ce jour comme si c'était hier. Je revois la séparation chez marraine. J'en avais gros sur le cœur, mais je ne le fis pas voir. Je revois Roger m'accompagnant jusqu'à la gare avec son ami Gabelle. Je revois toutes ces choses : notre attente dans le souterrain pendant l'alerte, les incidents avec les civils et le troufion qui voyait des espions partout. Et le train de réfugiés belges...Je sentais que je serais longtemps séparé de vous. Je sentais venir les nuages noirs et je souffrais en silence.
Breslau, dimanche 22 décembre 1940
Noël ! Mercredi. Nous y voilà à Noël, après avoir tant réclamé : « vivement Noël ! ». Nous y voilà, et rien de nouveau. Pourtant, aux mois d'août et septembre, nous croyions bien qu'il y aurait quelque chose de décidé pour nous : un accord ? Une date ? Mais rien. Je commence à douter d'être libéré au printemps. Il y a six mois que l'armistice est signé et nous sommes encore ici. Combien de mois encore faudra-t-il attendre ? Nous n'avons pas le cafard, mais nous grognons sans cesse. Pour l'instant nous préparons notre banquet de Noël pour après-demain soir. Nous avons organisé ce repas avec les produits de nos colis. Chacun y met du sien. Comme cela, ceux qui n'ont pas de colis en profiteront également. C'est le 2e Noël que je passe loin de vous. Pourvu que le proverbe « jamais deux sans trois » ne se réalise pas. Non, je ne crois pas. Il ne faut pas voir les choses en noir. C'est maintenant l'hiver. Il fait froid. Heureusement, je travaille aux machines bien au chaud. Les jours où il y a du ciment à décharger, je travaille dehors quelques heures. Ça pique drôlement le nez, les joues et les oreilles, par un froid de moins 20°C. Vivement la vie civile. Quand je lis la première page de ce carnet, lorsque je me demandais alors combien de temps je resterai encore, cinq mois ont passé. Ils ont passé lentement, mais ils sont passés. Les autres passeront aussi. Tout passe, tout s'efface ici-bas. Seul le souvenir reste.
Note de bas de page:
Quille: Libération pour un prisonnier.
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