Journal d'un prisonnier de guerre by Kermitte1982
Summary: Ceci n'est pas une fiction. C'est le journal d'un jeune homme de 21 ans, qui a été fait prisonnier au tout début de la Seconde Guerre mondiale. Il est resté prisonnier en Allemagne de juin 1940 à avril 1945. C'était aussi mon grand-père. J'en ai hérité à sa mort et j'ai voulu le partager avec vous pour qu'il ne tombe pas dans l'oubli. J'ai aussi dans l'idée de m'en servir pour écrire un roman historique lorsque j'aurai fini mes projets en cours. C'était un poète et même prisonnier il n'a jamais rien perdu de sa verve. Je vous laisse découvrir ces quelques pages.
Categories: Guerre, Historique, XXe siècle, Témoignages, Biographies Characters: Aucun
Avertissement: Aucun
Langue: Français
Genre Narratif: Nouvelle
Challenges:
Series: Aucun
Chapters: 5 Completed: Oui Word count: 4696 Read: 4518 Published: 24/12/2023 Updated: 12/02/2024
Story Notes:
Le texte ci-dessus est le même que dans les carnets de mon grand-père. Je ne l'ai pas retravaillé. Ce sont donc ses propres mots.

1. Eté 1940 by Kermitte1982

2. Automne Hiver 1940 by Kermitte1982

3. Hiver 1941 by Kermitte1982

4. Printemps 1941 by Kermitte1982

5. 1945 by Kermitte1982

Eté 1940 by Kermitte1982
Camp de Sagan, le 21 juillet 1940

Aujourd'hui, dimanche 21 juillet, il y a déjà un mois et sept jours que je suis prisonnier et il y a trois semaines que je suis ici. Combien de temps resterais-je encore ? Je ne le sais ni quand je vous reverrai. Mais je vous reverrai un jour, j'en suis sûr. Et ce jour sera l'un des plus beaux de ma vie. Et nous irons ensemble remercier Dieu et sa divine mère à Lourdes. Nous les remercierons de nous avoir conservé la vie afin de nous permettre de vivre unis et heureux pendant le reste de nos jours. Les souffrances que nous avons subies, Dieu les a permises pour nous faire expier nos péchés et nous faire comprendre nos erreurs. Aussi nous nous efforcerons de vivre simplement, chrétiennement sans ambition ni haine.

Breslau, dimanche 25 août 1940

Il y aura déjà un mois le 27, c'est à dire après-demain que nous sommes arrivés à Breslau. Il y a deux mois et demi que je suis prisonnier, et aujourd'hui même, deux mois que l'armistice a été signé. Nous avons quitté le camp de Sagan, dix-huit copains et moi pour aller travailler on ne sait où. Les quinze premiers jours nous ont semblé durs. C'était un travail de manœuvre sur un chantier de construction de silo à grains. Le chef de chantier était assez réglo, mais la nourriture pas assez tonique. Ensuite, nous fûmes séparés en plusieurs groupes et le jeudi 15 août, j'arrivai ici avec neuf copains, dans la Fabrique où j'écris actuellement. Nous pouvons tous dire que nous avons chopé la planque idéale. Changement de vie de 100%, à tous les points de vue : nourriture, boulot, logement.

Pour la nourriture, je dois dire qu'avant nous étions logés et nourris par un restaurant et que le patron nous exploitait drôlement. Il nous arrivait fréquemment de « faire ballon » (cf. note de bas de page). Ici, c'est la Fabrique « Zimentfabrik » qui nous entretient et elle a intérêt pour sa production à bien nous soigner. En plus, comme c'est une femme qui dirige et qui veut bien s'intéresser à nous, je puis dire que pour des prisonniers nous sommes bien.

Le matin, nous nous levons à cinq heures et demie, puis nous déjeunons un petit casse-croûte avec du café au lait. À huit heures et demie, re-casse-croûte et café au lait, confiture ou beurre. À midi et demi, bonne soupe épaisse (six louches chacun) avec viande ou saucisse et des pommes de terre arrangées différemment chaque jour. Le soir, sitôt le boulot terminé, repas avec 200g de pain, beurre, saucisson ou fromage avec pommes de terre cuites à l'eau (une dizaine chacun). En résumé, la nourriture est suffisante pour le travail qu'on fait, surtout qu'au camp de Sagan, on se serrait drôlement la ceinture : 150 g de pain et un litre de « soupe » par jour. Je crois qu'ici je vais me retaper. J'ai bien maigri pendant deux mois de privation (juin et juillet). J'ai quelquefois un casse-croûte d'un ouvrier en plus et du tabac. Pour le tabac, nous en avons également assez. La patronne nous en donne un peu chaque semaine.

Pour le boulot, ce n'est plus le chantier où je poussais des wagonnets de sable, transportais des sacs de ciment ou des rails, des piles de bois sur l'épaule toute la journée, sous le soleil et la pluie. Dans les durs moments où je suais, j'avais quelquefois le cafard, mais je me ressaisissais en pensant à Dieu, à vous et aux copains qui dorment à jamais dans la terre de France. Ici, la boîte fabrique surtout des tuyaux de ciment de tous calibres. Je travaille avec un vieil ouvrier de 62 ans, sérieux dans son boulot, qui n'ouvre pas la bouche de la journée, si ce n'est pour manger ou me donner des ordres. Nous préparons le mortier au premier étage. Je verse dans une benne une certaine quantité de sable, de gravier, de granit et de ciment. L'ouvrier transvase le contenu de la benne dans un appareil qui fait le mortier et moi, je recommence toute la journée. Ce n'est pas dur si ce n'est le matin où il faut aller vite. Le seul inconvénient est que je respire la poussière de ciment. Cela me pique au nez. Mais ce n'est rien, le principal est que je ne travaille pas dehors sous la pluie, car ici il pleut très souvent, surtout depuis le 15 août.

Ne pas avoir à manger, jeûner, être privé de repas.
Automne Hiver 1940 by Kermitte1982
Breslau, dimanche 22 septembre 1940

Je suis très content aujourd'hui. J'ai reçu deux cartes : une cette semaine et une ce matin. Je suis enfin rassuré après quatre mois sans nouvelles.

Breslau, dimanche 27 octobre 1940

Il y a déjà trois mois que je suis ici à Breslau. Ça passe lentement, mais ça passe quand même. Avec les dix copains, nous attendons qu'on nous libère, mais il ne me semble pas que ce sera pour cette année. J'espère quand même qu'à Pâques je serai à la maison. J'ai une très bonne mine maintenant. Je pèse près de 70 kilos. Ce matin, en me réveillant, j'ai constaté l'arrivée de madame la neige. C'est maintenant l'hiver. Nous nous baladons dans la cour de la Fabrique chaque dimanche. Nous faisons la chasse au gibier, car il y a ici un petit bois. Ce matin, nous avons loupé un beau lièvre. Dommage, on se serait régalé. Avant de m'endormir tous les soirs, je pense à vous. J'ai quelquefois le cafard en travaillant, mais je le chasse vite et je pense au retour. J'échafaude alors des projets d'avenir. En ce moment (il est 16h) vous pensez peut-être à moi. Vous êtes peut être tous réunis chez marraine et vous causez. En fermant les yeux, je vois Roger, oncle Jean et tante Juliette jouer aux cartes. Ma petite cousine Bernadette doit courir maintenant et je suis ici, prisonnier en Allemagne, à plus de 1500 km de chez vous. Comme il ferait bon vivre là-bas dans notre douce France. Mais cela reviendra. Je suis jeune. J'entre dans la vie et j'espère vivre à mon retour une petite vie bien tranquille. Je la vivrai d'autant mieux après avoir souffert, après en avoir été privé, et surtout après avoir frôlé la mort et vu tant de malheurs.

Breslau, dimanche 3 novembre 1940

Déjà novembre. Déjà et seulement, car je voudrais être au mois de mars 41. Je serais sûrement près de la quille (cf note de bas de page) à ce moment-là. D'après les ouvriers civils, nous serons en France d'ici quelques mois. Et si c'était vrai ? Enfin, j'attends et j'espère. Il n'y a que cela à faire.

J'ai reçu cette semaine avec une très grande joie, deux colis : un d'un kilo et un de cinq. Il y avait du linge et de la nourriture : du chocolat, du sucre, des gaufrettes et des conserves. J'ai tout ce qu'il faut maintenant. Je suce de temps en temps un morceau de sucre ou de chocolat. Je me régale avec les gaufrettes. Je mets de côté les conserves au cas où l'on partirait d'ici. Nous avons touché également 26 marks et 60 pfennigs cette semaine. J'ai acheté du cirage, du fil, une aiguille, du tabac et un briquet. Nous sommes très bien ici. Nous laissons des restes à tous les repas maintenant. Ce n'est plus Sagan. Nous avons mangé du chou rouge et un beau morceau de viande ce midi.

Quand je pense qu'il y a encore cinq mois j'étais dans la Marne à plat ventre sous les balles croyant bien ma dernière heure venue. J'en frissonne rien qu'en y repensant. Je n'oublierai jamais le 14 juin 1940. C'est si près, et pourtant si loin. Maintenant je suis ici en Allemagne. Je pense à l'avenir, au futur. La guerre et ses horreurs passent au second plan. C'est la vie. On s'intéresse un moment aux malheurs des autres et on retombe aussitôt dans notre égoïsme. Je pense aussi le soir avant de sombrer dans les bras de Morphée, puisqu'ici, en Allemagne, les prisonniers ne peuvent coucher qu'avec cette femme. Avec les autres, c'est strictement interdit. On pourrait y jouer sa tête. Je pense à la vie que nous vivrons, une vie simple, une vie familiale. D'ici quelques années, je trouverai l'âme sœur qui voudra bien accomplir avec moi, dans l'amour, dans la souffrance comme dans la joie le dur chemin de la vie. Je la vois tous les soirs comme je vous vois tous deux, très chère maman et très cher Roger. Je la vois, et elle me sourit et elle me parle. Elle me dit : « je t'attends, je t'aime » puis elle disparaît avec moi dans l'inconnu tandis que chantonne le vent dans la cheminée et que ronflent déjà les copains.

Breslau, dimanche 10 novembre 1940

Nous avons déchargé ce matin un wagon de ciment en 37 minutes et avons eu chacun une bouteille de bière de la part de la patronne pour nous remercier. J'ai encore reçu une carte. Cela fait neuf en tout. Voilà le tiers du mois de novembre en bas. Vivement Noël, le Nouvel An et Pâques. Si c'est vrai qu'on touchera de l'argent à notre retour en France, cela fera deux mille francs de gagner à la fin du mois. Je pourrais acheter deux bicyclettes, une pour mon frangin Roger et une pour moi. J'ai pensé à ça en travaillant cette semaine. Nous ferons peut-être de belles randonnées tous les deux l'été prochain ? Nous irons pour commencer dans les environs : Haveluy, Berlaimont, Saméon, Rumegies, Somain, Douai puis nous ferons la Belgique et peut-être les plages (Dunkerque, Boulogne, Calais). Ce sont des projets d'avenir. Cela me fait passer le temps. J'espère qu'ils se réaliseront.

Breslau, dimanche 24 novembre 1940

Aujourd'hui, dernier dimanche de novembre. Nous attaquerons dans une semaine le premier dimanche de décembre et le dernier mois de l'année. Je ne suis pas sorti dans la cour, car il fait assez froid. J'écris seul dans le réfectoire et j'écoute la complainte du vent dans la cheminée. J'ai lavé ce matin mon linge et je suis libre cet après-midi. Vivement que j'écrive sur ce calepin la date du 1er mars 41. Nous demandons tous les copains et moi à vieillir de plusieurs mois. Par moment on s'embête à 100 francs de l'heure. J'ai encore touché cette semaine 16 marks. Je me suis acheté un rasoir et j'ai commandé une belle pipe pour mon retour au pays. Ce sera un souvenir.

Breslau, 1er décembre 1940

1er décembre. Saint Eloi. Y'a du bon. On approche de l'année 41. Aujourd'hui le temps est très clair. C'est un beau jour. Jusque maintenant il n'a pas fait bien froid. C'est à peu près le même temps que chez nous. J'ai reçu hier, 30 novembre (j'ai pensé que c'était ton anniversaire maman), un paquet d'un kilo de tante Yvonne et une carte. Je suis très heureux de savoir que vous avez de mes nouvelles et que vous savez que j'en ai de vous. Le soir, après le boulot, nous discutons tous les copains dans notre petite piaule. Nous croyons être de la quille au printemps. On ne nous gardera certainement pas. Plus d'un an après l'armistice signé ? Surtout que la guerre est terminée entre la France et l'Allemagne. Les uns ont le cafard. Ils rouspètent. Les autres rétorquent :

- Ça viendra bien un jour.

- Oui ! répondent les premiers. Mais quand ?

Moi, je n'aime pas trop parler sur ce sujet. Cela dérange le moral et ça ne sert à rien. Je me contente de penser à ce que sera l'avenir. Je pense à notre vie familiale, à nos plaisirs futurs. Je pense à la libération, au retour. Je pense que notre passage sur terre est bien peu de chose et qu'il faut en profiter tant qu'il est temps. Ce que je ferais chez nous. Je ne savais pas, nous ne savions pas, auparavant, le bonheur que nous goûtions.

Breslau, 15 décembre 1940

Le mois de décembre est cassé en deux. Il y a quatre mois aujourd'hui que nous sommes dans la fabrique de ciment. Et demain, sept mois que je vous ai quitté étant rappelé de permission. Je revois ce jour comme si c'était hier. Je revois la séparation chez marraine. J'en avais gros sur le cœur, mais je ne le fis pas voir. Je revois Roger m'accompagnant jusqu'à la gare avec son ami Gabelle. Je revois toutes ces choses : notre attente dans le souterrain pendant l'alerte, les incidents avec les civils et le troufion qui voyait des espions partout. Et le train de réfugiés belges...Je sentais que je serais longtemps séparé de vous. Je sentais venir les nuages noirs et je souffrais en silence.

Breslau, dimanche 22 décembre 1940

Noël ! Mercredi. Nous y voilà à Noël, après avoir tant réclamé : « vivement Noël ! ». Nous y voilà, et rien de nouveau. Pourtant, aux mois d'août et septembre, nous croyions bien qu'il y aurait quelque chose de décidé pour nous : un accord ? Une date ? Mais rien. Je commence à douter d'être libéré au printemps. Il y a six mois que l'armistice est signé et nous sommes encore ici. Combien de mois encore faudra-t-il attendre ? Nous n'avons pas le cafard, mais nous grognons sans cesse. Pour l'instant nous préparons notre banquet de Noël pour après-demain soir. Nous avons organisé ce repas avec les produits de nos colis. Chacun y met du sien. Comme cela, ceux qui n'ont pas de colis en profiteront également. C'est le 2e Noël que je passe loin de vous. Pourvu que le proverbe « jamais deux sans trois » ne se réalise pas. Non, je ne crois pas. Il ne faut pas voir les choses en noir. C'est maintenant l'hiver. Il fait froid. Heureusement, je travaille aux machines bien au chaud. Les jours où il y a du ciment à décharger, je travaille dehors quelques heures. Ça pique drôlement le nez, les joues et les oreilles, par un froid de moins 20°C. Vivement la vie civile. Quand je lis la première page de ce carnet, lorsque je me demandais alors combien de temps je resterai encore, cinq mois ont passé. Ils ont passé lentement, mais ils sont passés. Les autres passeront aussi. Tout passe, tout s'efface ici-bas. Seul le souvenir reste.


Note de bas de page:
Quille: Libération pour un prisonnier.
Hiver 1941 by Kermitte1982
Author's Notes:
TSF: poste de radio de l'époque.
« La plaine était blanche, immobile et sans bruit » (NB : Nuit de neige par Guy de Maupassant).
Mercredi 1er janvier 1941

Nous attaquons aujourd'hui l'année 1941. J'espère qu'elle nous apportera la libération. Nous sommes tristes ce matin. C'est l'hiver. Il gèle. Dehors, 15 cm de neige. Nous pensons aux joyeux jours du Nouvel An chez nous en France. Que c'est loin ! Je pense à vous et vous devez penser à moi. J'ai maintenant quatorze cartes et deux lettres. Je viens de les relire. Ça me réconforte. En particulier une de mon frangin Roger qui me dit d'avoir du courage pour attendre ce grand jour que sera la libération.

Breslau, dimanche 12 janvier 1941

Il fait doux aujourd'hui. Je suis sorti un moment dans la cour. Le ciel était clair et les rayons du soleil faisaient briller des milliers de petits feux sur l'épais tapis de neige. « La plaine était blanche, immobile et sans bruit ». Le paysage d'hiver, les arbres dépouillés de leurs feuilles, le silence, tout portait à la mélancolie et j'ai rêvé un peu de la France, du pays, de vous. J'ai revu les endroits où j'aimais me promener, seul, un bâton à la main. J'ai revu le village, l'église, la maison, les promenades en ville, au ciné, au football. Je me suis revu à la messe du dimanche, près de Roger. C'était simple et beau. Et le soir auprès du feu, à la maison, en écoutant la TSF. Toutes ces images vécues ont défilé devant mes yeux et j'ai vivement désiré les revivre. Puis j'ai senti que j'en étais loin encore. Alors je suis revenu dans la piaule, triste et pensif. Mais maintenant je suis calme et courageux, et j'écris avec espérance et patience. Oui. J'ai de l'espoir au cœur, car je sens que je les revivrai ces images.

Breslau, dimanche 26 janvier 1941

Le mois de janvier touche à sa fin. Toujours rien de neuf en ce qui concerne la classe. Je comprends maintenant et je me résigne. Je ne serais pas à la maison pour Pâques et je doute d'y être pour la Noël. Je sens que je terminerais ce carnet en Allemagne et j'en commencerai un autre sans doute ? Tant pis. « Il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur ». Je n'espère plus. Ni pour ce printemps ni pour cet été. Je vis et j'attends sans conviction. Je sais que « ça viendra bien un jour » comme disent les copains. Mais quand ??? Je n'en ai aucune idée. C'est le x de l'histoire. Pour le moment, je rouspète, nous rouspétons de ne pas pouvoir écrire chez nous. En effet, nous avons écrit la dernière fois le 15 décembre. Et nous n'écrirons pas avant février. Comme tu vas te tourmenter maman ! Plus de deux mois sans recevoir de mes nouvelles.

Dimanche 9 février 1941

Nous n'avons encore pas écrit. Cela fait deux mois cette semaine. C'est du long. Pour passer le temps et ne pas penser au pays trop souvent, je me suis acheté un bouquin d'allemand et tous les soirs ainsi que le dimanche, j'étudie un peu. Je fais des progrès et je commence à me débrouiller tout seul. C'est même moi qui essaye de faire l'interprète avec le gardien. Je suis quelquefois embêté, mais on en sort toujours. J'ai reçu cette semaine une lettre et un colis de 5 kilos. J'en suis très content. Nous sommes maintenant 15 prisonniers et parmi les 5 nouveaux, il se trouve un « stimmy » (N.D.A : prononcer Chti'mi), encore mieux un valenciennois ! Il habite à la pyramide Dampierre. Chaque dimanche et quelquefois la semaine, avec les produits de nos colis, on se fait un « extra » du pays. Une fois du macaroni, une autre du chocolat, ensuite un cassoulet. Cela nous change des éternelles « Kartofel » et nous parlons en patois de nos plaisirs d'antan. Nous répétons souvent : « quand cela reviendra-t-il ? ». J'ai maintenant 24 cartes et lettres. Je les relis souvent. Quand je pense que samedi prochain 15 février, il y aura 6 mois que je travaille ici. Mais je ne me plains pas, je pourrais être plus mal ailleurs. Je mange bien, je suis bien couché. Avec celle que vous m'avez envoyée, cela me fait 3 couvertures. Je n'ai pas froid.

Breslau, dimanche 16 février 41

Il y a aujourd'hui 9 mois que je vous ai quitté. Roger a aujourd'hui 19 ans et demi. Je le trouverai certainement changé et vous me trouveriez vieilli aussi. Ça fait 2 mois que je n'ai pas écrit. Qu'est-ce que vous devez penser ? Une note est venue du camp demandant s'il y avait parmi nous des prisonniers habitants le Nord et le Pas de Calais et d'origine flamande. Je me suis inscrit ainsi que le copain de Valenciennes. Je n'ose pas trop espérer. Enfin, le mois de mars arrive. Bientôt Pâques, bientôt les beaux jours. Et peut-être la fin de la guerre ? Il paraît que ça va barder ? Dans son discours, le führer a dit que l'organisation de la nouvelle Europe commencerait cette année ?

Breslau, dimanche 9 mars 1941

Enfin Mars ! Oui, enfin ce mois que j'ai, que nous avons tant réclamé. Oui, nous y sommes et dans 12 jours nous serons au printemps. Le temps marche lentement, mais sûrement. Je viens de relire mes 20 cartes et mes 12 lettres. Ça me réconforte. J'ai rarement le cafard maintenant. Le soleil a fait sa réapparition, et la température est douce. Je me promène dans la cour de la fabrique avec mon nouveau camarade de Valenciennes Léon Coget et nous bavardons du pays, de l'avenir. Je constate que je n'ai pas assez profité de la vie avant de partir au régiment. Il est vrai que j'étais jeune et bien surveillé. Mais maintenant, je rentrerai chez nous, majeur, âgé de 22 ou 23 ans ? Vieilli moralement et physiquement et ayant compris que le chemin de la vie est plus encombré d'obstacles que semé de roses. Et qu'il faut cueillir les fruits mûrs qui sont à notre portée. Je rentrerai donc avec la volonté de rattraper le temps perdu. Je veux profiter, sinon de tous les plaisirs, au moins de beaucoup : la musique, la lecture, les sports calmes : pêche, chasse, natation, camping, etc. Et je veux connaître l'amour : les rendez-vous, les promenades au clair de lune, les serments fous, les baisers enivrants, les étreintes passionnées... Je profiterai de ma jeunesse, car tout n'a qu'un temps ici-bas. Ma détention m'aura fait comprendre qu'il faut déguster son bonheur quand on le peut. J'attends donc calmement plutôt avec forte patience qu'avec tristesse. Nous ne savons encore rien de neuf. Nous espérons que la bagarre anglo-allemande va se déclencher, car c'est notre seul espoir d'être libéré cette année. Qui vivra, verra. Notre captivité nous aura endurcis pour réaffronter la vie civile. Pour l'instant je suis content d'avoir pu écrire une lettre et une carte dimanche passé, 2 mars. Vous aurez enfin de mes nouvelles d'ici 3 semaines. Mon seul souci est que tu te tracasses sûrement trop pour moi maman et je ne puis te rassurer.
Printemps 1941 by Kermitte1982
Breslau, le 16 mars 1941

Je suis content. Je viens d'écrire une lettre. J'aime encore mieux vous écrire que de recevoir une lettre, car vous vous inquiétez plus pour moi. Il a fait beau aujourd'hui. Le soleil est revenu cette semaine. Nous serons dans 5 jours au Printemps. Ça avance quand même.

Breslau, 23 mars 1941, dimanche

Nous sommes au Printemps. Ce matin, lorsque je me suis levé, le soleil brillait déjà haut dans le ciel et je pensais qu'il ferait bon vivre en ce moment, là-bas dans notre douce France. Oh ! J'aurais voulu courir dans les vertes prairies baignées par le soleil. J'aurais aimé m'allonger dans l'herbe fraîche parmi les pâquerettes, les boutons d'or et regarder le ciel pur, en écoutant le chant joyeux des alouettes. Ou, assis au sommet d'un tertre parsemé de fleurs et de trèfles, bercé par le doux murmure d'une source, respirer l'arôme des bois et rêver de l'amour.

Breslau, le 29 juin 1941, 14h

Voilà plus de 3 mois je n'ai pas touché ce calepin. Je viens de le relire et je reste rêveur. Oui, voilà plus d'un an que j'espère. Je souris tristement : l'espérance fait vivre. Oui, depuis bientôt un an que n'ai-je pas écrit ! Que n'ai-je pas espéré ! Et maintenant ? Je ne sais pas. Je ne réfléchis plus. Je ne calcule plus. Je ne pense plus tant à vous. Je vous oublie un peu car le temps efface tout. Surtout, je ne veux plus penser. Je vis, tout simplement ! La guerre n'est pas finie. Au contraire, elle s'est amplifiée. La Russie est depuis une semaine dans la danse. Nous attendons. Chaque soir, nous disons : vivement demain. Chaque lundi : vivement samedi. Nous avons compté les jours, puis les semaines. Maintenant les mois (13 dans 15 jours). Bientôt, peut-être les années ? Et je n'ai plus le goût d'écrire. Nous recevons du camp des bouquins français et nous lisons pour oublier que nous sommes de pauvres prisonniers. Pourtant, je ne suis pas malheureux. Nous mangeons mieux que les civils. Nous sommes assez libres. J'ai continuellement, grâce à mes paquets, 2 kilos de pain d'avance et des réserves : conserves, etc.

13 septembre 1941

Très beau jour pour moi.
1945 by Kermitte1982
Author's Notes:
Épilogue:

Mon grand-père, Raymond Buisset a repris sa vie quelque temps plus tard. Il a rencontré ma grand-mère peu de temps après. Il a eu 6 enfants, 14 petits-enfants, une vingtaine d'arrières petits- enfants et 2 arrière-arrière-petits-enfants. Il est décédé en 1998, à l'âge de 77 ans lors d'un banal examen de routine après avoir survécu à un cancer du côlon.
À l'époque, ce texte m'a bouleversé. Je n'avais entendu parler que de la vie dans les camps de concentration et d'extermination. Il m'a permis de m'imaginer à quoi pouvait bien ressembler la vie des prisonniers de guerre, qui n'étaient ni juifs, ni Tziganes, ni homosexuels, ni rien de ce qui envoyait ces pauvres hommes, femmes, enfants dans les camps de la mort.
Je dédis ce texte à tous ceux que nous n'oublierons jamais. À tous ceux qui sont morts à cause de la folie d'un homme.
Merci de m'avoir lu.
Mercredi 21 mars 1945, sous une tente, dans un bois de sapins à environ 50 km au nord-est d'Hanovre.

15h. Je rouvre ce calepin pour relater la nouvelle vie que j'ai mené depuis 2 mois. Je n'écrivais plus à Breslau parce que je ne souffrais pas. J'étais, je peux le dire, heureux auprès de ma vie d'alors. J'avais tout ce que je voulais. Maintenant, je n'ai plus rien. Je suis faible. Je suis maigre. J'ai faim. Je n'ai plus de chaussettes. Parti le 24 janvier 1945 à 6h du matin, j'ai marché pendant 2 mois. Dans la neige, dans le froid, sous la pluie, les rafales de vent, la grêle. 2 fois la nuit. Je couche habillé depuis 2 mois dans les granges, avec joie quand il y a de la paille.

Nous avons couché dehors la nuit 3 fois. J'ai souffert des rhumatismes, de la faim, de la soif, ampoules aux pieds, transpiré, grelotté. Je suis faible, mais je ne suis pas malade. Heureusement. J'espère tenir jusqu'à la fin. On nous a parqués hier sous des tentes, à 25 par tentes et nous formons un groupe de 500 prisonniers. Nous avons touché 1 quart de café ce matin et presque un demi-litre de soupe à midi. Soupe que nous avons trouvée excellente : rutabagas, 1 patate et un peu de farine. Nous attendons. Aurons-nous du pain ? Depuis 2 mois je n'ai pas écrit. Comme tu dois être inquiète maman. Et si tu me voyais !

Lüneburg, le 21 avril 1945

Nous sommes libérés ! Enfin ! Qui m'aurait dit un mois plus tôt, où je n'avais rien qu'aujourd'hui je nagerais dans l'abondance ? Nous sommes restés 3 semaines à Winsen dans les bois. Nous avons travaillé : déchargement des wagons, transport de baraques démontables... Nous avons touché, heureusement, 2 colis américains. Ils nous ont sauvé la vie, puis nous avons évacué de nouveau devant l'avance des Anglais et nous sommes arrivés ici à Lüneburg, à 60 km au sud-est de Hamburg. Le 18 avril dans l'après-midi sont arrivées les chenillettes anglaises dans la caserne où nous logeons. Nous avons encore touché 2 colis américains chacun, des conserves, des biscuits, des chemises, gants, souliers, etc. Nous avons nos armoires pleines. Nous avons chacun notre lit, une petite chambre de 12, un poêle. Mais nous avons trop mangé. L'estomac n'est plus habitué. Et nous sommes presque tous malades. Personnellement j'ai une diarrhée terrible. Je ne peux pas manger, mais ce n'est rien. Dans quelques semaines, je reverrai la France, toi, maman, Roger, toute la famille. Quel beau jour ! Après toutes les souffrances que nous avons endurées, ce sera notre récompense. Notre calvaire est terminé. Nous ne faisons rien, nous sommes libres. Nous avons chaleureusement acclamé nos libérateurs. Pour l'instant, je me soigne afin d'être en bonne santé pour le retour. Je suis heureux. Je voudrais pouvoir vous envoyer un télégramme ou vous téléphoner et vous dire : à bientôt!

Raymond
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