Dans mes souvenirs d’enfant, tu n’étais pas un beau-père aimant et attentionné, mais au moins t’étais là et tu faisais vivre notre foyer. Puis, t’es revenu de la guerre, avec ton œil borgne et ton penchant pour l’alcool. Ce trou béant sur ton visage, il m’effrayait quand j’étais gosse. Encore plus quand tu te plaisais à raconter, empestant l’alcool, le corps à corps avec ce soldat ennemi, celui qui t’avais donné ce coup de baïonnette en plein visage.
Ça aurait pu aller si tu t’étais cantonné aux gifles et aux réprimandes. On esquivait mieux tes coups de colère, tellement ils devenaient prévisibles.
Louise va bientôt partir et emmener Colette avec elle. Son fiancée s’occupera de la petite comme de sa propre sœur. Bien mieux que toi Jacky.
T’as pas osé porter la main sur moi depuis longtemps. T’étais trop lâche pour ça. Mais les filles, elles avaient trop peur de toi et jamais tu les aurais frappées devant moi. Mais les bleus sur les bras de Colette, je les voyais. Et les cocards de Louise aussi. Colette est bien trop inattentive, tu disais. Fallait bien qu’elle apprenne à ne plus faire cramer tes repas. Puis Louise, à être insolente, elle méritait tes coups de taloches.
Et à toi Jacky, elle t’aura servi à quoi cette colère ? Parce qu’il en faut pour taper sur des gosses. Passer ta rage, ta rancœur, ta douleur sur des enfants. Tes enfants.
T’as plus osé me frapper depuis longtemps, moi. Pourquoi ? Peut-être la peur que je proteste. Que je m'en aille et te laisse, seul avec l'exploitation à gérer. Est-ce que t'as pensé à ça, Jacky ? Tu t'aies dit qu'il fallait pas être stupide, qu'il valait mieux te rabattre sur des filles ? T'en prendre à mes sœurs, est-ce que ça te faisait se sentir vivant, vieux fou ?
Regarde un peu le résultat. Un homme au fond de l’eau. Mort. Sans tombe ni cérémonie décente.
Dis Jacky, tu y crois, à toutes ces rumeurs sur le crocodile ? Penses-tu qu’il vit vraiment ici ? Va-t-il se repaitre de toi ? Ou qu’il préférera la chair fraiche d’autres proies, plus petites et vivantes ?
Le marécage est lugubre. Même de jour. Alors la nuit, c’est pire. Avec le sol boueux qui veut nous aspirer nos chaussures, on croirait des sables mouvants. Il y a trop de silence autour de nous. La nuit, la brume et les arbres touffus amortissent le moindre bruit ; même les bêtes nocturnes se taisent.
Fais-toi y Jacky, sous l’eau, ça sera la même chose. Pour toi, ce sera pour toujours. Tu n’auras que les algues marines et les poissons comme compagnie.
Ici, l’eau est stagnante, presque verte. Ce n’est pas profond, mais on ne voit pas le fond. Ce n’est pas l’eau claire de l’océan Atlantique. Pas de vague, pas de marée ou de tumulte ici. Tout paraitrait mort et immobile s’il n’y avait pas le vent pour faire frémir les roseaux et les joncs. Seules nos bottes couvertes de boue font craquer les carex et toute cette végétation de roseaux fragiles.
Fallait-pas toucher à Colette. Tu ne le savais pas, Jacky. Que Colette aurait son couteau de cuisine sous son tablier. Et qu’en t’approchant d’elle sournoisement pour respirer l’odeur de ses cheveux et goûter sa peau crème parsemée de grains de beauté, elle t’en donnerait un coup, pour se défendre. Parce que tes mains crochues la répugnaient et que cette fois-ci, tu étais allé trop loin.
Tu sais, j’suis soulagé de t’avoir trouvé mort. Parce que je demande si j’aurais supporté ton agonie, si j’aurais pas essayé de te sauver, avec ma bonne conscience. Pour ne pas me sentir plus salaud que toi. Mais pour toi, j’aurais peut-être pu faire une exception. Tu toucheras plus mes sœurs maintenant. J’aurais juste préféré que Colette n’en arrive pas là.
Le ciel s'est éclairci et je prends davantage conscience de ce qui m’entoure. Des petits arbres noueux qui ont les pieds dans l’eau, le chemin a demi boueux, Des roseaux et la végétation à ras le sol. Les premiers chants d’oiseaux et sous un arbre, pas loin de nous, un petit nuage de moucherons. La journée sera encore chaude aujourd’hui.
Je prends la main de Colette que je sers très fort. J’aimerai la prendre dans mes bras et la réconforter, comme quand elle faisait des cauchemars. Mais Colette n’est plus une enfant, à cause de toi Jacky. Louise regarde autour d’elle avec attention, guettant d’éventuels curieux. Si on nous voyait là, ça soulèverait des questions. Heureusement, peu de monde vient par ici et encore moins si tôt.
On attend que l’eau soit de nouveau stagne et immobile, perdant la notion du temps. Maintenant, il n’y a plus de traces de toi.
Si on te retrouve, tu seras méconnaissable. On a pris soin d’alourdir ton cadavre. Les poissons et le crocodile s’occuperont de toi. Puis ta peau, en macérant dans l’eau, sera peu à peu grignotée.
Tu ne seras le premier à te noyer ici. Ni le plus regretté.
Tu sais Jacky, on voulait pas vraiment ta mort. On serait tous partis d’ici quelques mois et on t’aurait plus vu. Ca nous aurait suffi. T’aurais pu gagner quelques années encore, avant que ton foi ne te lâche et que sa santé vacillante face de toi une épave.
Maintenant que t’es mort, j’arrive même pas à me sentir libre. C’était peut-être ça que tu voulais ? Nous empoisonner l’existence, nous faire croire que ta voix fantomatique et ton ombre nous suivront encore longtemps.