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Notes d'auteur :
Vieux texte, mais bon -c'est mon chouchou.
Bonne lecture.
Il observait les lignes prendre vie. Les fusains investissaient la page blanche dans un crissement plaintif et aigu; les mines se brisaient parfois sous la pression des doigts, et les éclats créaient une constellation autour du point d’arrêt. Lignes droites, ou courbes, ou hésitantes… Un ensemble de traits qui en venaient à former une vague silhouette, puis un profil. Enfin les détails apparaissaient, comme émergeant de la surface livide du papier dessin: les phalanges qui se resserraient convulsivement sur le drap, la tête renversée en arrière, tout le corps tendu comme un arc que l’on bande… Une pâle imitation de la statue de Clésinger. De la femme prétendument piquée par un serpent, invite au plaisir, figure de l’érotisme, il ne retrouvait que la posture. L’érotisme s’en était allé. Le nouveau modèle lui donnait envie de sourire et les sourires chez lui étaient toujours cruels.

Bérénice. De son homonyme, la belle princesse de Palestine, on avait pu dire : « Je vais, le cœur trop plein de votre image, attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage. » Pas d’elle, impossible.

Lentement, les mains croisées derrière le dos, il erra entre les chevalets des étudiants, corrigeant à voix haute la dissymétrie d’un geste trop vif, d’un trait trop court. C’était le moment des biffures, les lignes se faisaient plus épaisses à force d’être repassées, on s’épuisait à chercher le mouvement juste qui manifesterait l’abandon. C’était l’acharnement de la ressemblance. Lucas se tourna vers lui avant qu’il n’arrive à sa hauteur, et son regard ambigu rencontra le sien. Il lui prit le fusain des mains, et se pencha pour modifier la courbe de l’épaule. Le souffle de l’élève lui effleura l’oreille, un mot chuchoté… Le billet changea de main, discrètement, puis il reprit sa marche. On entendait la pluie cingler la verrière de l’atelier. Encore une heure, soixante petites unités de temps à s’écouler dans le sablier. Alors il pourrait retourner à sa photographie.

De nouveau il posa les yeux sur le modèle violemment éclairé, et cette fois il n’essaya pas de contenir un rictus. Les épaules osseuses, une poitrine inexistante, des hanches de garçon. Avec ses cheveux courts, elle ressemblait à un adolescent. Androgyne. De son corps tordu en vrille il émanait une énergie détraquée, et sa peau blême avait des reflets de maladie.

Ennuyé, il repoussa un coin de rideau et regarda dehors. La ville semblait s’accorder avec sa vision en noir et blanc. Pas de couleurs, juste une infinie nuance de gris, du blanc lourd du ciel à l’asphalte brillant des trottoirs. La pluie avait formé d’immenses flaques qui agissaient comme des miroirs et renvoyaient multiples les façades des immeubles, juste avant qu’une voiture passe et brise les reflets en gerbes d’eau. Des silhouettes anonymes erraient dans les avenues, ignorant qu’elles n’étaient que les éléments d’un plus vaste tableau d’ensemble. Si seulement il avait son appareil… Ses yeux le brûlaient de vouloir fixer l’image, et il se détourna. Dans sa tête se succédaient des milliers de clichés manqués, voulus, rêvés, diffractions d’idéal.

Il reporta son regard sur les esquisses presque achevées maintenant. Le temps avait passé. Les étudiants s’acharnaient sur les finitions. Chez les plus doués, le corps était là, étendu vivant et chaud sur le papier ; la plupart n’avaient reproduit que la plastique, mais par éclairs on pouvait deviner le grain de la peau ou la lourdeur des membres. Après trois heures, le modèle était toujours d’une immobilité de statue, et c’était à peine si l’on pouvait percevoir sa poitrine se soulever, doucement. Il surprit son visage sur un dessin, et c’était comme un masque étrange et froid où brillait son regard fixe. Pas même l’ennui, seulement une dureté minérale, indifférente.

Il claqua des mains, marquant la fin de la séance. Les fusains délaissèrent tous le papier en quelques minutes, alors que les élèves rangeaient leurs affaires, rendaient leurs œuvres. Le modèle se leva, complètement nue mais détachée, pour aller rejoindre le paravent. Comme si son corps n’était qu’un objet impersonnel, ou comme si elle avait la beauté des reines, et il ne put s’empêcher d’admirer sa démarche tranquille.

Ordonnance des cartons, les tâches fastidieuses… Lorsqu’elle reparut, habillée de noir, un piercing ornant à nouveau son sourcil gauche, il se fit la réflexion qu’elle ressemblait à un clown triste. Un visage de poupée barbouillée de céruse, et ce regard dérangeant qui ne cillait pas. Elle quitta la salle sans un mot, lui laissant son corps en réflexion, comme une idée bizarre qui s’attarde.

Ce ne fut qu’alors qu’il réalisa qu’elle était une aberration aux lois canoniques, un insecte à épingler dans un cabinet de curiosités. Une image étrange et distordue. Il voulut courir après elle, après tout il était photographe.

Lorsqu’il sortit enfin de l’école de dessin, elle était adossée au mur à fumer une cigarette.

- Vous avez déjà posé pour un photographe, Bérénice ?

Réponses minimales. Elle prit sa carte, mais ne promit rien. La pluie avait cessé, et elle s’éloigna sous l’avenue de platanes au feuillage déchiré de lumière.

*****

Il entreprit par la suite d’exhumer des trésors. Il explorait les vieux coffres, les armoires anciennes ; son projet avait le lustre des profanations. Il mit à jour des accessoires démodés qui le ravissaient, et il se plaisait en imagination à en parer la modèle : de grands chapeaux de plume, des bijoux clinquants d’odalisque, des éventails peints; il multipliait les croquis et chaque combinaison était plus étrange encore. Il guettait le chatoiement d’une dissonance. L’idée se précisait, et avec elle naissait une impatience.

Mais elle n’appelait pas et l’attente lui mangeait le cœur.

Les jours passaient,
Un à un.

Au bout d’une semaine, il replaça les objets dans leurs boîtes de carton et brûla les dessins.

*****

C’était un soir de pluie. Les flaques d’eau étaient des mares où se mirait la couleur des enseignes et le bleu rayonnait sur les pavés. Aussi loin que l’on puisse voir, il y avait un paysage de parapluies; le ciel semblait un écho au noir des chaussées. Il marchait dans les rues, et disséquait sa vision en éclats de détails. A côté de lui, Lucas fumait une cigarette, et son silence était comme une bénédiction. Sous leurs pieds le sol explosait en particules.

Il fixait les visages. Les expressions figées étaient comme des lumières éteintes : elles finissaient englouties dans la nuit. Il s’appliquait avec une rigueur d’automate à les détailler toutes, puis à les oublier aussitôt; c’était une discipline depuis longtemps apprise et qui ne lui pesait plus. La peau, les chairs, les gestes : autant de matière qui filait derrière lui. Pour la plupart, il ne s’en souciait pas. Seul un clochard l’arrêta un moment, qui gribouillait sur le sol au gré de son ennui des formes vagues et malhabiles. La pluie effaçait les traces de craie et rendait tout illisible. Il suivit à regret Lucas qui, agacé, l’avait pris par le bras et l’entraînait à nouveau.

Ils entrèrent dans un bar; la devanture, en vieille laque rouge, s’écaillait par endroits. Ils rejoignirent une table au fond, dans la semi-pénombre d’une lampe assoupie; là les attendaient déjà plusieurs personnes qui élargirent le cercle à leur approche. Ils se glissèrent sur la banquette de velours, et les conversations reprirent par delà les verres déjà vides. La lumière adhérait aux courbes du cristal. Bientôt un serveur vint chercher leur commande et disparut dans un crissement de souliers vernis.

Il se renversa en arrière, observant les autres sous ses paupières à demi fermées, jouant le jeu déroutant des apparences… Dans leur groupe d’artistes, il n’y avait jamais autre chose que des images que l’on se renvoyait en miroir. Plaisir trouble des masques polis. Il porta à ses lèvres le verre d’alcool, avala une gorgée qui lui brûla la gorge.

- Tu travailles sur quelque chose, Alexis ? Cela fait longtemps…
- Avorté. Pas d’image.


Il haussa les épaules, comme pour se débarrasser de quelque chose qui s’accroche. Il surprit le sourire fin de Lucas à travers les tresses de fumée qui montaient de sa cigarette. Il le regardait en plissant les yeux, la tête penchée sur la gauche. Un peu de cendre tomba sur la nappe et il la balaya d’un geste; sur sa main demeura une trace grise.

Les minutes étaient confuses. Au-dessus des alcools associés, les conversations se faisaient comme des châteaux de cartes, se défaisaient d’une phrase. Parfois, un bruit de verre brisé; il y avait le silence, puis un rire qui tintait. Les chuchotements redevenaient des paroles. Les choses changeaient d’éclat. Des silhouettes noires se pressaient sous les enseignes bleues, dans les coins rouge sombre des bars. Le serveur avait laissé sa place à une serveuse, qui se glissait légèrement entre les tables. Elle pivotait avec une grâce de danseuse, droite comme un « i », un plateau à la main ; dans les verres des liquides colorés vacillaient comme des flammes. La lumière de la lampe semblait s’animer sur les visages. Tous les contours devenaient plus flous, étrangement.

Ils parlaient, sans bien savoir de quoi. On ne réfléchissait pas, on ne s’entendait pas. Il y avait un poète qui caressait des métaphores dans un coin de la table. Les rapprochements se faisaient plus arbitraires, et Alexis souriait de teintes inventées : l’abat-jour était devenu ocre-bleu, mais il aimait l’image.

Bientôt Lucas se leva de table, prit son manteau. En même temps que lui partit son voisin; il rattrapa le jeune homme au milieu de la salle, glissa son bras dans l’anse du sien, ses mains se refermèrent doucement sur son poignet. Il lui murmura quelque chose à l’oreille, et Lucas éclata de rire, un peu trop fort peut-être. Il lança un regard d’excuse en arrière, mais ne le pensait pas vraiment. Alexis leva un verre à sa santé avant qu’il ne se retourne et franchisse le seuil. Ils se fondirent parmi les ombres du dehors, deux autres silhouettes invisibles. L’homme était producteur de cinéma.

Des heures passèrent encore. Les salles se vidèrent un peu, et dans les coins vaguement éclairés ce n’étaient plus que des phrases à demi-voix ; les rires étaient étouffés par un silence ouaté. Ils n’étaient plus que quatre autour de la table ronde, les parfums des alcools s’attardaient au-dessus des verres vides. L’un deux s’occupait avec un as de pique qui manquait souvent de lui glisser des mains.

Le patron appela la serveuse et Alexis lâcha le verre qu’il tenait. Il explosa au contact du parquet et les éclats se dispersèrent sur le sol– un bruit de clochettes, dit le poète. Il plissa les yeux jusqu’à ce que les couleurs disparaissent, se fondent en de vagues formes noires ou blanches.

- Pourquoi donc as-tu jeté ton verre ?

A nouveau, il haussa les épaules.

- Il m’a échappé. Comment s’appelle la serveuse ?
- Alice.


Il rouvrit les yeux, et les couleurs revinrent, vives, un peu trop même. Il trouva agressifs le vert des vestes, le rouge des peaux sous la lumière qui tombait de la lampe. Il alluma une cigarette, la fumée lui piqua les yeux et lui servit d’écran. Tout prit un aspect cendré qui lui plut. Il s’enfonça dans les coussins, mais bientôt, même à travers les volutes les teintes se firent trop nettes. Un sentiment de vague malaise lui étreignit le cœur. Il voulut sortir, mais se jugea ridicule, et resta où il était. Une faible mélodie hanta un moment l’air et il finit par se rendre compte qu’elle venait de sa poche. Il sortit son portable, puis hésita.
Le numéro sur l’écran lui était inconnu. Une suite de nombres énigmatique, sans propriétaire, dont il ne retint que le dix-sept final. Il tint l’appareil un moment dans sa main, et la mélodie continua doucement à jouer, acide. Il considéra rejeter l’appel. Trois secondes de plus, et il décrocha.

- Oui ?
- Bonjour. Je suis Bérénice, de l’école de dessin. Vous m’avez donné votre carte…


*****

Il longeait les boutiques, les mains blotties dans les poches de son manteau. Le col relevé lui mangeait la moitié du visage et il soufflait de clairs nuages pour le précéder. Il se glissa derrière un échafaudage, avançant de profil, et il remarqua des étoiles de givre sur les tiges de métal. C’était un mois d’avril touché par l’hiver; l’air avait la transparence fragile qui appelle la neige. Il se rappela une phrase entendue : April is the cruelest month. Esquissant un sourire derrière l’épaisseur de laine il tira à regret une des mains de son abri; neuf heures trente-quatre.

Bloqué à un carrefour dans l’attente d’une autre couleur, il haussa les épaules. Il avait parié sur le fait qu’elle serait en retard en lui donnant rendez-vous. C’était ainsi qu’il l’imaginait : arrivant sans excuse et sans sourire à une heure de fantaisie. Le feu était passé au vert et il pressa cependant le pas. Il était un peu fébrile.

Quelques silhouettes solitaires s’échappaient de la bouche de métro lorsqu’il l’atteignit. C’était l’une de ces sorties d’un vert de cuivre vieilli, les feuillages des rambardes dans l’esthétique art déco. A côté il y avait un square dépouillé aux grands arbres noirs; c’était suffisant pour ne pas se croire tout à fait « ici ». Il tourna la tête pour mieux observer et la remarqua avec surprise, plantée au milieu de la chaussée; ses lèvres gelées se refermèrent sur une phrase ironique.

Elle regardait ailleurs, un point entre le quatrième étage et le début du ciel, négligemment appuyée sur un grand parapluie. Une sorte de grêle fantôme : blouson noir, pantalon à rayures noires et blanches. Elle était exactement comme la fois précédente, peut-être même un peu plus pâle. Elle léchait distraitement, avec régularité, un sorbet aux tons roses. Lunaire.

Il s’avança, renonça à tendre la main alors qu’elle restait immobile. Elle surprit le regard qu’il jetait à sa glace et expliqua :

- Je n’ai pas eu le temps de déjeuner.
- Et le parapluie ? Il fait beau ce matin.
- C’est lorsque l’on se promène avec un parapluie qu’il ne pleut pas. C’est une règle élémentaire.


Elle eut une expression qu’il interpréta comme un sourire. Le sorbet alla s’échouer dans le fond d’une poubelle. Elle ajouta :

- Je n’aime pas les cornets. Nous y allons ?

Il lui montra le chemin. Elle marchait un pas en arrière, légèrement en retrait. Le parapluie l’encombrait; main gauche, main droite, ses doigts s’enroulaient autour de la poignée pour quelques instants seulement, puis elle essayait une nouvelle position. Elle s’en servit d’abord pour rythmer sa marche, puis le posa sur l’épaule. Changea à nouveau. Agacé, il lui proposa de le porter à sa place. Elle hésita, considéra le parapluie une nouvelle fois et le lui tendit avec une moue d’indifférence.

Ils ne parlaient pas. N’essayaient pas même. Parfois il se retournait pour s’assurer de sa présence, alors même que ses chaussures chuchotaient tout contre le pavé. Il croisait son regard, elle plissait légèrement les paupières en signe de reconnaissance. Une fois il sourit vaguement; c’était un peu comme partager un secret, ou préparer un mauvais coup.

Il la mena à son appartement. Le bois usé de la porte craqua pour les laisser entrer. Sans attendre d’invitation, elle commença à évoluer dans la pièce, tournant sur elle-même comme pour tout mémoriser. Elle laissait sa main traîner, effleurant du bout des doigts le cuir d’un livre, le contour d’une statue, l’arête aigue d’une tasse en porcelaine bleue. La lumière oblique qui filtrait par les baies faisait les ombres très nettes, chaque objet semblait se refléter dans un double monstrueux.

- Vous me laissez votre manteau ? Aussi, il faudra vous maquiller.

Elle lui tendit sa veste, le fixa d’un air sévère.

- Vous me voulez nue ?
- Pour certains clichés. Cela vous dérange ?
- Non. Pas du tout. C’est juste qu’il vaudrait mieux que le tissu ne frotte pas contre le maquillage.


Elle haussa les épaules d’un geste négligent. Il lui indiqua la salle de bain, lui prêta un peignoir. Bientôt elle le laissa entrer et, sans un mot, il lui tendit un crayon. Dressé derrière elle, il guettait son reflet dans le miroir tandis qu’elle traçait avec application le contour de ses yeux. Lorsqu’elle se retourna, il fronça les sourcils.

- Vous permettez ?

Le crayon changea de main. Elle leva vers lui son visage, mais lorsque la pointe froide de l’objet frôla sa paupière, elle eut le réflexe de cligner des yeux; murmura un mot d’excuse. Ses yeux se firent plus vagues alors qu’ils s’attachaient à un point au-delà de lui, immobiles, et à nouveau il repassa les traits, les appuya, la nuit gagnait ses paupières, fuyait vers les tempes; de temps en temps il se mordait les lèvres, lorsque le geste n’était pas assez net. Quand il eut fini, on eut dit que son regard était la seule chose réelle au milieu de son visage pâle. Le charbon semblait dévorer la peau; c’était étrange.

Les photos commencèrent. Il lui retira son peignoir et aussitôt les ombres investirent son corps; elles se lovèrent dans le creux fragile de ses côtes, s’enroulèrent en virgule autour de ses vertèbres. Son visage était double. Une dernière vint jouer avec le relief de sa clavicule.

Il sourit. Ses membres créaient des angles baroques avec les objets de la pièce, une succession d’imprévus qui dessinaient un tableau imparfait. La ligne sinueuse de la bergère mimait plus pleinement l’arrondi de l’épaule, ses omoplates saillaient en ailes d’ange au milieu de son dos. Dans ce décor composé, elle paraissait une marionnette un peu triste et désarticulée; ses jambes grêles dépassaient du cadre. Il faisait de toutes ces lignes brisées des architectures sur papier glacé. Sur le tapis naissaient avec les heures de nouveaux jeux de lumière que dispersait parfois un coup de vent : ils se mêlaient aux motifs géométriques, caressaient sa joue, se reflétaient vacillants dans les miroirs.

Le temps s’étirait doucement.

Enfin, lorsqu’il fut satisfait, l’esprit et les mains pleins de fragments d’images, il la laissa se rhabiller. Il resta de l’autre côté de la porte; il la sentait aller et venir, le mur blanc n’était pas très épais. Il devinait ses pas, écouta l’eau ruisseler dans un bruit clair sur le fond de la cuve – sans doute pour enlever le noir de ses yeux. Il attendait avec impatience l’heure de son départ; il avait pris d’elle tout ce dont il avait besoin. Il désirait la chambre noire.

Mais bientôt il entendit sa voix, affaiblie par les cloisons. Ce n’était qu’un murmure brisé par des silences, comme un dialogue à une voix. Il n’y prit pas garde. Il alluma une cigarette, tira un peu sur sa chemise pour mieux voir l’heure.

Lorsqu’elle sortit enfin, son expression avait quelque chose de tremblant, comme les verres de cristal que l’on fait vibrer jusqu’à ce qu’ils se fêlent. Pourtant il n’y avait rien de visible; peut-être les prunelles vacillaient-elles un peu, mais il ne l’aurait pas juré. Elle le regarda un moment, sans trouver rien à dire. Puis elle parla, mais dans sa voix non plus, il n’y avait aucun mystère.

- Nous n’avions pas fixé d’honoraires.
- Non, c’est vrai.
- Vous pensez faire à nouveau appel à moi ?
- Non.


Il lui proposa une somme. Elle accepta. Alors qu’il fouillait dans ses affaires pour parvenir à faire l’appoint, elle avisa la cigarette abandonnée dans un cendrier de fer blanc.

- Je peux ?

Il hocha la tête, mais elle s’était déjà saisie du mégot. A nouveau, comme lorsqu’elle était entrée, elle se mit à parcourir la pièce, mais c’était différent. Elle errait sans voir, trébuchait sur ses pensées, vraiment absente. D’eux-mêmes ses pas la menèrent devant la psyché. Elle resta un moment immobile, la tête baissée. La cendre risquait de lui brûler les doigts. Puis, lentement, elle releva sa double tête, lança à son reflet un regard pensif; les prunelles se figèrent comme des papillons brûlés. Enfin elle porta la cigarette à ses lèvres et expira dans un souffle un peu de poudre d’argent.

Une dernière fois, il y eut dans la pièce le bruit ténu d’un déclencheur.

*****

Tous les matins, en passant sur la place, elle essayait de l’ignorer. Elle s’efforçait de garder les yeux baissés, mais la ligne verticale du poteau d’affichage agissait sur elle comme un aimant, solitaire dans la monotonie plane du carrefour, et elle ne pouvait empêcher son regard de la remonter. Tous les matins, elle voyait l’image et serrait un peu les dents.

Elle n’avait aucun souvenir de cette photographie. Elle était de dos, face à la glace, et par-dessus son épaule les yeux du miroir la fixaient étrangement. Le noir et blanc glaçait son visage comme de la porcelaine et lui donnait l’expression inquiétante d’une poupée ; sombres, les paupières plissées souriaient à travers la cendre.
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