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En marchant dans les rues pavées daïkanes, Narwal portait fièrement la boucle en fer ciselée d’un S d’argent. Il l’avait enfilée, tel l’insigne d’un officier sur sa bandoulière. Bandoulière sur laquelle étaient enchâssés deux cuillères en bois et un coustil de cuisine. Si d’habitude il passait inaperçu, ici les gens le regardaient, avec dans les yeux, une lueur de respect. Il n’en fallait pas plus au coq de la Squale pour bomber le torse. Le respect tenait à peu de choses en ce bas monde. Ce n’était pas pour son teint blanc d’humain du Nord, criblé de taches rouges au pourtour de peau desquamée qu’on lui témoignait ce respect, ni même pour ses mâchoires remplies d’un sourire de trois dents. Non, ce respect venait bel et bien de l’insigne qu’il portait. Et Narwal, dit le Narvalo, s’en nourrissait l’ego.


Il était habitué aux missions de ravitaillement quand il débarquait à quai. Mais, le capitaine ayant limité le nombre de bouches à nourrir, la Squale contenait suffisamment de denrées à son bord avant de devoir faire le plein. Pour cette fin de journée ensoleillée, sa mission relevait d’une tout autre nature.


D’instinct curieux, Narwal aimait s’aventurer dans les cités, escales du capitaine Korshac. Sa figure, quelque peu repoussante, et sa frêle silhouette, non dénuée de muscles noueux, mais cachés sous une chemise trop large, lui ouvraient les portes des tavernes les plus obscures. Et cela sans la crainte d’y terminer un coutelas dans les reins, tant il passait inaperçu. Narwal était un peu partout dans son élément. Aussi, la cité de Daïkama avait déjà fait l’objet de plusieurs visites. C’était pour cette raison qu’il connaissait l’existence et l’emplacement du temple dédié à la déesse Anhouryn, celui-là même qu’il visait en cette fin de journée.


Il avait, tout d’abord, quitté le port d’un bon pas, se sentant sous le regard de son capitaine. Mais une fois arrivé sur la place de la fontaine aux cent dents, mêlé à la foule, l’envie de flâner prit le dessus.


Kaïsha n’en était pas à sa première fièvre, tentait-il de convaincre sa mémoire. Une nuit de plus n’allait pas avoir raison d’elle. Aussi l’urgence de trouver soigneur passa après celle de boire quelques bolées d’ambaï, la bière daïkane, voire même plusieurs.


Bien à l’abri sous sa chemise trouée aux coudes, son aumônière, fort pleine d’avoir été remplie par la main généreuse de Korshac, pesait agréablement sur sa ceinture. Ce poids lui faisait penser à combien elle pouvait contenir en ce moment même. Certes, c’étaient là des pérennes, des pièces de plomb pointées d’or, qu’il lui avait données. Mais, il n’y en avait pas moins d’une trentaine, soupesait-il avec un sourire aux lèvres.


« Trente pérennes, c’est plus qu’il n’en faut pour trouver un rebouteux, pensa-t-il. Dans les Cités Rouges, c’est combien ? Deux ou trois loches, le soin. Allez, une pérenne si ça vient d’un prêtre d’Anhouryn. »


Déjà le doute commençait à monter sur le tarif car le Narvalo n’était pas consommateur de ce genre de services. 


« Une pérenne valant sept loches, si j’en mets deux de côté, j’aurai bien assez pour m’arroser le gosier avec toutes les autres, conclut Narwal, la main dans l’aumônière à faire glisser les pièces entre ses doigts. »


La place de la fontaine aux cent dents restait trop proche du port pour choisir une taverne. Le Narvalo poussa la promenade jusqu’à la rue étroite d’entre les murs où l’on distinguait mal les rues par lesquelles on pouvait la quitter, surtout en ce début de soirée, d’où son nom. Étrangement, ce lieu n’attirait pas les miliciens, mais plutôt une population coutumière d’obscurité et d’espace restreint. C’était l’endroit parfait pour s’y délester de quelques pièces, à l’abri des regards du capitaine, pensait Narwal.


Innocent 1er, Pil ô Riz, Esta libre, trois estaminets se partageaient la clientèle. Tous étaient animés de braillards buveurs. À en croire le nom des enseignes, seuls les taulards devaient en saisir le sens caché. La fête au Pil ô Riz battait son plein. Narwal entra.


En effet, un petit ratrid, qui devait avoir des attributs de conteur, amusait son entourage, au point de se faire payer à boire, tant les autres rigolaient. Narwal ne maîtrisait pas suffisamment la langue daïkane pour en rire, mais il parvenait à saisir le sens car elle empruntait des mots à sa langue d’origine, le galid. L’ambiance était au rendez-vous. C’était tout ce qu’il recherchait pour chasser les mauvais souvenirs de la nuit passée.


Une main d’ambaï ne coûtait ici que deux loches, Narwal en commanda de suite un bras. Un récipient en bois long comme l’avant-bras, d’une contenance de deux mains, et tout cela pour seulement quatre loches. Après deux rasades ayant eu pour vertu d’humidifier sa gorge desséchée, les saucissons suspendus au-dessus du comptoir, attirèrent son nez de leur fumet. Il en acquit un entier pour seulement six pérennes. Bien que ses pièces soient pour la plupart à l’effigie du Magnus Kéol, elles étaient pointées d’or en leur centre. Et après que la tenancière hirsute eut craché dessus, alors que Narwal lançait un Ça d’moins qu’il aura ! en daïkan, l’échange contre le saucisson goûteux fut conclu.


Les histoires de blocus, Narwal laissait le capitaine s’en charger. S’il avait pu cracher dans la main de la tenancière, juste pour couvrir de salive la sale face de l’empereur, Narwal l’aurait fait. Mais ce n’était pas ici, en pays daïkan, la coutume.


Trois cents grammes de saucisson de panthère et de porc, c’eut plutôt l’effet de lui ouvrir l’appétit que de le rassasier. Il fut donc naturel de commander un demi-fromage au lait de chèvre qu’il appréciait tout autant. Mais cette fois, avant de payer, il choisit de mettre en haut des sept pièces empilées, le profil du rahazyr, le seigneur local, juste pour glaner un sourire à l’humaine, imitant les thiasites par son abondante chevelure. Et tout ça fut accompagné d’un second bras d’ambaï, la bière de lin, fort rafraichissante et peu dosée en alcool.


Après avoir ingurgité un litre de ce fameux breuvage, la tête de Narwal accusait un roulis non déplaisant à son porteur. Il en tirait même un certain avantage, celui de mieux comprendre la langue daïkane. Le cerveau a ses obscurs méandres qu’il est sage de ne point chercher à délier.


La nuit était déjà bien entamée quand trois gaillards, aux faciès bizarrement identiques, entrèrent. Trois humains, croisés avec des taurus, pensa le Narvalo, tant ils étaient costauds. Ces derniers, afin d’attirer l’attention de tous, offrirent une tournée générale. Ce qui eut comme premier effet d’animer de questions l’air enfumé de la taverne.


Amusé, Narwal comme tous les autres spectateurs, suivit tant bien que mal les pérégrinations des généreux triplés. C’étaient, semble-t-il, des pêcheurs qui, après deux jours de pêche ardue, avaient ce soir accosté au port, des frères pêcheurs, fort heureux d’avoir attrapé un très gros poisson. De le ferrer, n’avait semble-t-il pas été chose simple. Ils avaient dû s’y prendre tous les trois pour le ramener à bord dans leur filet. Le conteur au cheveu sur la langue en avait perdu les deux dents de devant.


Étaient-ce les deux litres d’ambaï qui lui faisaient cet effet ou cette histoire prenait des attraits de fable ? Car le poisson se révélait avoir la panse remplie d’or. Leur capitaine, un certain Chamanoukélif, heureux de cette découverte, les avait gratifiés de trois galonds chacun, qu’ils claquèrent sur la table pour éblouir les convives. Vrai ou non, Narwal applaudit, comme tous les autres, heureux de pouvoir en profiter. Car, en cette fin de nuit, son aumônière avait perdu son allure boursoufflée pour se révéler presque vide.


Même si au Pil ô Riz, il avait avalé un plat de millet, car de riz ici il y en avait que de nom, la fiesta nocturne avait rempli son office de laver sa mémoire des horribles cris de ses amis abandonnés dans le plus sombre des marécages.


Au petit matin, le Narvalo reprit son chemin, sûr d’être, avant l’ouverture des portes, devant le temple d’Anhouryn. Il secoua l’aumônière pour entendre les pièces s’entrechoquer. Si le poids n’était pas pour le rassurer, le tintement semblait pouvoir payer le soin qu’il venait chercher.

Note de fin de chapitre:

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