– Dix-huit kilos de pièces. Allez, ça me fait un peu plus de 750 galonds d’or, la poisse !
Korshac était assis devant la table sur laquelle habituellement il déroulait sa carte des mers. À la place, un tas de galonds d’or et une balance de marchand, munie d’un plateau et d’un contrepoids, étaient étalés en bazar.
Ses pensées allèrent à Kaïsha, toujours allongée sur le plancher à dormir d’un sommeil agité. Sur elle, le bébé tétait par intermittence et roupillait tout autant qu’elle. Il regarda par le sabord ouvert, la cité daïkane s’éveillant en ce matin d’un jour nouveau. Les rameurs sacrifiés dans le marais, Yurlh, celui qui l’avait sauvé à maintes reprises, lui aussi avait une place dans ses pensées. Il en vint au blocus.
– Peut-être que...
Raclant toutes les pièces avec la manche de son pourpoint de cuir pour les faire tomber dans la sacoche, il réfléchissait à voix haute.
– Peut-être que les impériaux vont me servir finalement.
Le tintement de l’or perturba le sommeil de Kaïsha. Korshac veilla à ne pas plus la déranger quand il rangea la sacoche dans le double-fond, sous la couche. Narwal n’était toujours pas revenu d’hier. Il devait avoir une bonne raison, ce couard. Korshac s’agenouilla au chevet de sa belle et lui murmura :
– Je vais revenir. Tiens bon, ma douce.
Et il termina de lui caresser le front, toujours chaud de fièvre, avec sa main calleuse. La clef du coffre, il se l’attacha autour du cou et sortit de la cabine. Les marins dormaient encore. Il en poussa deux avec le pied qui s’étaient fait une couche dans les cordages. Ils cuvaient encore de la beuverie d’hier soir à laquelle Korshac avait peu participé.
– Allez, debout ! Et gardez-moi cette porte, gobies, dit-il d’un ton presque affectueux.
Le capitaine ne prit pas le temps de descendre le pont de bois relevé pour la nuit. Il appuya le pied droit sur une amarre et, la sentant assez tendue, s’en servit pour enjamber le vide le séparant du ponton du port. Korshac était loin d’être rouillé même si des poils blancs commençaient à parsemer son bouc noir.
Si Narwal avait passé la nuit bien au chaud, au fond d’une taverne, ce qu’il supposait, Korshac avait du temps devant lui. Le brouhaha du marché s’éveillant, il en prit la direction. Du marché, il connaissait surtout l’emplacement du vendeur d’herbe daïkane. Mais alors qu’il s’y rendait, un fumet lui ouvrit l’appétit. Un boulanger, aux cheveux hirsutes et jaunes de farine, posait, sur son étal de planches, des petites boules de pain piquées de pépites sombres. Korshac en saisit une, dont la chaleur le surprit en lui brulant les doigts.
– Combien la boulette ? dit-il en daïkan, en la faisant sauter d’une main à l’autre.
– Deux loches pour toi, fils des mers ! lui répondit-il, joyeux de susciter l’appétit d’un étranger.
– Oh, merci marin ! ajouta-t-il quand il reçut de Korshac les deux pièces au losange doré, provenant des Cités Rouges.
L’enthousiasme du boulanger témoignait du marasme dans lequel l’Empire avait contraint les daïkans. Car s’ils devaient le détester, les pièces de l’Empire étaient d’or et de plomb, contrairement aux pièces daïkanes, faites d’argent. Au regard des rares prix affichés, çà et là, car ce n’était pas la règle, le blocus avait largement affecté la vente des produits locaux. Korshac s’en frottait les mains, tout en tenant en bouche sa boule de pain au chocolat, croustillante en croute et moelleuse en mie.
L’accueil enjoué de son vendeur d’herbe daïkane le conforta dans cette impression. Pour la première fois, il le serra entre ses bras, habituellement gras, mais qui semblaient aujourd’hui amaigris.
– Quel accueil, l’ami ! Moi aussi, je suis heureux de te voir, lança Korshac.
– Capitaine Korshac, je n’espérais plus te trouver ici, répondit l’humain au chapeau tressé en tissu.
– Ah, tiens donc, m’aurais-tu cru mort ? continua-t-il amusé.
– Oh que non ! Mais avec les galères de l’Empire au large, plus aucun navire ne vient commercer chez nous, ajouta le commerçant.
Il n’en fallut pas plus pour agrandir le sourire du Grand Blanc qui déjà s’imaginait quel festin il allait faire de la transaction d’herbe.
– Oh là, ça m’a coûté un bras de venir à Daïkama.
Le visage du marchand se déconfit.
– Mais tu es venu faire le plein d’herbe, rassure-moi ?
– Si mes économies me le permettent, mon brave car je dois aussi racheter des esclaves. Le marais s’est servi dans mon navire en rameurs.
L’homme prit les traits de celui qui ne comprend guère.
– J’ai perdu vingt hommes et je dois les racheter ici, expliqua Korshac en indiquant du doigt la direction des murs du marché aux esclaves.
Ce ne fut pas pour nourrir l’espoir du marchand qui s’assit, bouleversé par la mauvaise nouvelle. Même si Korshac n’était pas un tendre, il apprécia l’air compatissant de son ami de commerce. De plus, cet homme était en partie responsable des centaines de kilos d’or qu’il avait accumulés. Malheureusement, ces kilos étaient cachés au mauvais endroit, loin d’ici, dans l’une des caves de Viirgore.
– Que ta joie revienne ! Je suis vivant et j’ai réservé pour toi trois-cents galonds.
Un petit sourire se dessina sur les lèvres encore grasses du vendeur, très vite rattrapées par la grimace de la déception.
– Seulement trois-cents ? Mais d’habitude, je t’en vends pour mille-cinq-cents.
– Pour repartir, il me faut des hommes.
– Alors, je te vendrai la moitié de la cargaison à ce prix-là.
– Après ce que ça m’a coûté de venir, il me faut la totalité pour me refaire.
– La moitié. J’ai une famille à nourrir.
– Tout l’monde vend trois fois moins cher.
– Alors pourquoi je devrais vendre cinq fois moins pour toi ?
– Quatre-cents, annonça Korshac doucement pour que seul le commerçant l’entende.
Puis, il ajouta :
– Galonds d’or impériaux, dans le coin de son oreille.
L’homme attrapa la main du capitaine avec les deux siennes.
– Parole conclue, dit-il.
Et Korshac répéta à l’identique pour sceller l’accord.