De suite, le barbare arrêta net sa course et plia les genoux, prêt à bondir. Kwo n’anticipa pas son soudain arrêt et rebondit sur les fesses de son ami, dures et sans un poil de graisse. Affaibli d’avoir trop peu mangé ces derniers jours, Kwo perdit l’équilibre et retomba en arrière, sur les siennes. Sa vue se troubla mais heureusement reprit vite de sa netteté.
Dans l’encadrure de la porte, un colosse avançait avec, derrière lui, des soldats en rang et enturbannés de blanc. À la posture de l’orkaim, il comprit qu’il jaugeait déjà son adversaire, avec surement dans l’idée de lui sauter dessus. Mais une fois sous la voute de pierre, avançant tout en faisant des bruits de bouche avec sa langue, comme s’il se nettoyait les dents, le thiasite, de la taille d’un ogre qui touchait presque le plafond, dégaina une arme. Une lame longue, si longue, qu’elle n’en finissait plus de sortir de son fourreau, avec un son de métal chantant, ondulant de toute sa longueur.
Les poings du barbare se crispèrent, craquèrent presque de se serrer, cassant entre ses doigts les dernières brochettes de viande. À ces gestes, l’aomen comprit que Yurlh allait se jeter dans la mêlée, comme il le faisait toujours depuis son enfance. À un contre cent, il n’avait pas eu peur. Alors, à un contre vingt, la différence était largement en sa faveur. Mais ici, il ne portait pas d’armure d’acier. Et quand bien même la magie dessinée sur son dos allait le protéger, elle n’était alors, à l’instant, qu’un dessin sur sa peau. Et la lame, la lame de cet énorme thiasite devait avoir une allonge qui le ferait frapper le premier. La peur qui aurait dû alerter Yurlh de tous ces dangers, Kwo l’avait pour deux.
Les restes des brochettes collantes, peu à peu, glissaient le long du large poing du barbare qu’il avait mis en arrière pour le cacher à son ennemi, dans la longueur de son épaule. Kwo regardait tout autour, derrière, en haut, une issue autre qui permettrait de fuir, de ne pas affronter ce combattant émérite. L’ogre, tout de blanc vêtu, avait ralenti sa marche et se retenait maintenant de faire des bruits avec sa langue. Il venait d’entrer dans la zone où l’aura du barbare rayonnait, la zone de contrôle où chacun jauge l’autre pour déterminer à quel moment frapper. Le colosse au daïka s’arrêta et étira vers l’arrière sa jambe droite. Dans le même temps, ses hommes se figèrent et dégainèrent des épées fines et courbes.
La brochette cassée en deux terminait sa course et pendait maintenant, seulement attachée au poing du barbare, par un filet de sucre pâteux. La distance à parcourir pour Yurlh était encore longue, laissant assez de temps au géant thiasite d’attaquer avec son arme redoutable.
– Hey… Yurlh. Trouvons un endroit où tu le combattras seul… murmura Kwo, espérant être entendu.
Et la voix, la voix qui allait décider de l’issue de la rencontre en ce lieu, vibra de son timbre aigu, sur les murs de la voute.
– Moi, Bomboyoyo, vous ordonne de vous rendre.
C’était une fine voix, extrêmement aiguë, qu’on aurait dit sortie des cordes vocales d’une petite grand-mère. Rien à voir avec la stature de son porteur.
– J’ai dit… Moi, Bombo…
Et la demi-brochette finit de se séparer de la main de l’orkaim qui venait de s’ouvrir. Dans le même temps, ses jambes se détendirent. Quand, accompagné d’un râle guttural qui devait couvrir toutes les ondes délicates de Bomboyoyo, Yurlh chargea pour parcourir la distance en un temps record.
– FAIM !!! hurla Yurlh en direction de ses ennemis.
Tous reculèrent, plus qu’étonnés de voir cet autre colosse venir affronter leur géant commandant. Mais, la voix l’avait induit en erreur. Cet homme gargantuesque n’en était pas moins un excellent combattant. Il recula juste assez, en un jeu de jambes retors, et fendit l’air de son imposant cimeterre à deux mains. Yurlh sauta dans le coin droit, tentant d’esquiver la lame fine mais au demeurant extrêmement rapide. De son épaule jusqu’au bas du dos, il la sentit glisser sur ses chairs, tranchant par endroits et ricochant sur les écailles de l’hydre à d’autres. La blessure arrosa de sang la jolie djellaba, déjà mouchetée de chocolat.
Heureusement, les autres soldats, tous conscients qu’ils pouvaient y perdre la tête, s’étaient repliés pour laisser aux deux géants la liberté de s’affronter. Blessé, Yurlh recula. Ses forces revenaient peu à peu, mais pas assez vite à son goût. L’adversaire prit de la distance et termina son injonction.
– Moi… Bomboyoyo, vous ordonne de vous rendre.
Sa voix, toujours aussi aiguë, marquait les signes de l’essoufflement. La seule passe d’armes qu’ils venaient d’échanger lui avait coûté de son endurance. Quant à Yurlh, il savait que la sienne dépendait des seules brochettes qu’il venait d’avaler. Il inspira de tout son souffle pour sentir sa peau fendue, pour rappeler à sa mémoire le dangereux daïka que portait son ennemi. Il lança un regard à Kwo et pour feindre un nouvel assaut, lui hurla à nouveau dessus.
– FAIM !!!
Puis, il s’élança immédiatement, roula au sol sur sa gauche pour se remettre sur ses pattes, courant dans la direction des prisons. Kwo qui n’avait pas perdu une miette de la scène avait perçu dans le regard de son ami qu’il avait décidé de fuir. Il saisit sa pince et le devança dans sa course, espérant faire le choix du bon chemin dans le labyrinthe qu’était le grand marché aux esclaves de Daïkama.