Le livre de la Concession Divine était très clair : il ne devait en rester qu’un. Un seul Hurleur devait survivre au massacre de la nuit dernière. Et si Chèl Mosasteh n’était pas intervenu, il n’y aurait bien eu qu’un seul survivant. Tous ces écrits sont l’affaire d’interprétation, Chèl Mosasteh le savait mieux que quiconque.
« De toute manière, qui saura qu’il en existe un second, à part moi ? pensait-il, regardant sa servante apprêter l’orkaim à recevoir ses soins. »
Il l’avait fait transporter dans un endroit sombre, éclairé seulement de bougies et de torches, dans une crypte de la forteresse d’Ildebée, transformée pour l’occasion en laboratoire. Afin d’être sûr qu’il garde son calme, il ne devait pas voir la lumière du jour, comme sa vie l’avait été neuf sillons durant.
Le harnois d’acier avait été retiré et Chèl Mosasteh put apprécier l’ensemble des blessures. Pour la majorité, elles étaient superficielles et d’ailleurs la quasi-totalité avait déjà le sang coagulé. Chèl Mosasteh était stupéfait d’observer cette capacité de régénération du corps, en particulier celle des orkaims. Les blessures de cette race barbare cicatrisaient plus vite que toutes les autres.
– Ici, du sang coagulé. Regarde comme il y a une fine pellicule brillante là-dessus, enseignait-il à sa servante.
La principale blessure était soignée. Il était maintenant hors de danger. Mais, Chèl Mosasteh n’était pas de ceux qui faisaient les choses à-peu-près ou qui laissaient la chance interférer dans ses affaires. Il avait donc déployé sa sacoche dans laquelle était alignée, dans une sorte de cartouchière en cuir, une multitude de fioles en verre. Presque toutes étaient fermées par un bouchon de liège qu’il faisait venir par bateau de la lointaine cité de Kadol. Cela coûtait fort cher, mais en tant que devin impérial, il était en droit de ne rien se refuser.
Il avait du mal à bien voir ce qui était écrit sur chacun d’eux alors de son index, il parcourut les récipients.
– Trouve-moi de l’albatius. Mes yeux ne voient plus rien, dit-il d’un ton calme.
Sa jeune servante le lui désigna. De ses deux doigts aux ongles limés, il extrayit la fiole au liquide bleuté veiné de blanc nacré. Puis, il sortit un morceau carré de coton tissé. Il ouvrit sa fiole et imbiba le tissu blanc. Enfin, avec minutie, il appliqua son pansement et nettoya chacune des plaies.
Chèl Mosasteh avait lu quelques récits récents concernant la chirurgie et les maladies, dont un qui l’avait intrigué au point de s’attacher à nettoyer les blessures.
– Pourquoi n’ai-je pas eu la chance d’avoir un corps aussi fort ? Regarde la jeunesse de cet orkaim. Je la lui envie, même s’il est destiné à une triste prison, expliquait-il à sa servante.
Soudain, une voix familière l’interrompit. C’était celle de son empereur. Il était toujours vêtu du harnois de rubis, mais arborait un étrange manche d’arme, enchâssé dans son ventre.
– Allons, allons, mon ami, pourquoi vous lamentez-vous sur votre âge vénérable ?
Le devin ne fut pas surpris, même si Khalaman avait fait en sorte de ne pas faire de bruit, non pas pour le surprendre, mais plutôt afin de ne pas le déranger dans son travail qu’il considérait de la plus haute importance.
– Je suis vieux, voilà tout, lui répondit Chèl, toujours les yeux rivés sur les plaies de l’orkaim.
– Et si vous aviez ce corps, vous ne seriez pas ici en possession de tout ce savoir.
En réponse, Chèl Mosasteh lui sourit.
– Mais, que faites-vous ? Vous le soignez ?
– En quelque sorte. Mais pour être plus exact, je le renforce.
– Hmm… écoutait le Magnus Kéol avec attention. Cela me surprenait. N’est-il pas comme moi maintenant, immortel ?
– Certes, sa vie est éternelle, mais une blessure mortelle le tuerait. Seuls les maladies et le temps n’ont plus aucune incidence sur lui.
L’empereur regardait avec admiration le corps étendu de l’orkaim.
– Contrairement à vous. Dorénavant, les liens de chair, de sang et maintenant ce lien d’os, font de mon empereur un être indestructible, un dieu !
L’empereur se tourna vers Chèl Mosasteh qui venait de prononcer le mot dont il attendait d’être honoré depuis si longtemps.
– Il faudrait d’abord tuer vos trois liens pour ensuite espérer prendre votre vie.
– C’est un secret qui se doit d’être bien gardé, lui répondit l’empereur les yeux dans les yeux.
– C’est pourquoi vous avez fait construire la Pyramide de l’Éternité, au cœur de la cité la mieux protégée de l’Empire.
– Là, mon lien d’os vivra ses éternelles journées, échangea encore l’empereur, cette fois avec un visage rayonnant de satisfaction.
– Mais deux précautions valent mieux qu’une. Je renforce son corps pour le long voyage qu’il a à faire.
– Je ne crois pas que quiconque tentera d’affronter l’escorte que je lui réserve. Oh que non !
– Je sais que vous ne lésinerez pas sur les moyens, autant que vous savez que moi non plus, je ne lésine pas sur les miens.
– Et, c’est pour cela que je vous ai choisi comme devin, mon ami.
Concentré dans la conversation, Chèl Mosasteh n’avait pas vu l’arme qu’il avait plantée en plein ventre.
– Mais, qu’est-ce ? demanda Chèl surpris de voir pareille offense.
L’empereur fut presque confus. Et d’un air d’excuse, il s’expliqua.
– Ça a été trop fort, beaucoup plus intense que les précédentes fois. Je n’ai pu m’en empêcher, j’étais… possédé.
Chèl Mosasteh fixa la lance enfoncée puis baigna ses yeux dans le regard du Magnus Kéol.
– Heureusement que je ne vous ai jamais menti.
– C’est vrai, Chèl. Vous auriez eu vite fait de me destituer, ou plutôt, devrais-je dire, je me serais autodestitué. Ah, ah ! Les plus belles journées de votre vie commencent, mon ami, en même temps que les miennes.
– Elles seraient d’autant meilleures si j’avais dix sillons de moins.
– Continuez à prendre votre riz au lait de chamelle et tout rentrera dans l’ordre. Votre corps chassera cette vilaine toux. Ce remède, je le tiens de Leik Var lui-même. N’oubliez pas qu’il est prêtre du très respectable culte de la Main-Ouverte.
– Je n’y manquerais pas, Khalaman.
Le Magnus Kéol appréciait que le devin l’appelle par son prénom, cela les rapprochait plus encore. Puis, il se tourna vers la servante qui à l’approche de l’empereur s’était recouverte d’un voile pour ne pas le gêner de sa personne.
– Au fait, il faudra faire le ménage ici. Des paroles ont été entendues.
– Je fatigue à devoir changer aussi souvent de servant.
– Dites-vous que ce ne sont que des mains, termina le Magnus Kéol.