– On l’a eue, capitaine. J’l’ai sentie. On l’a touchée, criait en dansant Narwal, pas peu heureux d’être sorti indemne de ce combat qu’il redoutait, comme tous les autres combats d’ailleurs.
Korshac n’affichait pas sa mine de vainqueur. Ses yeux restaient pensifs.
– On l’a léchée, tout juste. Pas d’quoi s’en remplir la bouche. J’serais pas surpris qu’ils ne prennent même pas l’eau, annonça-t-il d’un ton, quelque peu déçu.
– Capitaine ! Capitaine ! On est passé. Regardez, ils sont derrière nous et ne nous suivent pas. Le blocus, on l’a enfoncé. Victoire ! déclama Narwal afin d’être entendu par tout l’équipage.
Ainsi, tous se relevèrent pour tendre les poings au ciel et crier VICTOIRE ! Korshac savoura tout de même cette petite liesse de fin de journée. Lui, mieux que quiconque, savait qu’il ne fallait pas passer à côté de ces moments uniques. La vie allait si vite et la mort se tapissait dans tous les ports, sous toutes les mers. Aujourd’hui, ils sortaient victorieux de la majestueuse Daïkama. Et, à cela s’ajoutait d’avoir forcé le blocus de l’Empire des Cités Rouges. Ils n’étaient pas 1.000, ils n’étaient pas 100, juste 74 rameurs, marins et capitaine, à avoir défié les puissants.
– VICTOIRE ! cria de tout son coffre le Grand Blanc, saluant, dans son geste, chacun de ses huit marins.
Puis, il descendit dans la fosse, pour en faire autant avec les soixante-cinq rameurs.
– VICTOIRE !
Même si pour la plupart ce n’était que des esclaves, Korshac les traitait avec respect.
– Narwal, sers de l’ambaï. Goûtons la bière daïkane pour fêter ça.
Le coq s’empressa d’aller ouvrir le tonnelet dans sa cuisine, servant aussi de réserve pour les boissons festives. Et il revint avec quatre louches en bois à demi pleines. C’était aussi sa tâche de servir l’alcool, afin de vérifier les quantités. Car, en pleine mer, il était interdit d’en boire sauf contrordre du capitaine. Et, cette fin de journée en valait bien la peine. Quand il arriva auprès de l’orkaim et de l’aomen, il regarda néanmoins le Grand Blanc s’il devait servir quelque chose. Korshac acquiesça de la tête et ajouta :
– Quoi qu’t’aies fait, banane, tu fais partie de l’équipage. T’as l’droit à ta portion. Personne te la volera… tu m’suis ?
Kwo ne releva pas. Il accueillit le breuvage avec plaisir. L’effort qu’il venait de livrer avait asséché tout son corps jusqu’à sa bouche.
– Et toi, mon garçon… T’as pas dû en boire de semblables dans cette cage où ils t’avaient jeté, articula lentement Korshac, tout en servant lui-même la louche à l’orkaim.
Ce dernier émit les grimaces de l’enfant qui goûte l’alcool pour la première fois. Ses papilles lui disaient que ça n’était pas bon mais sa gorge en redemandait d’être toujours aussi sèche. Le capitaine, tel un ami, lui posa la main sur l’épaule, faisant en même temps fuir des mouches agglutinées. Yurlh sursauta, traversé d’une douleur furtive. Alors, la blessure apparut, montrant la chair décollée et les muscles à vif.
– T’es blessé, mon garçon. Faut qu’on t’rapièce.
C’était une évidence mais cela impliquait autre chose que Korshac redoutait. Le médecin à bord n’était autre que Kaïsha. Et, de la savoir au chevet de l’orkaim fit remonter dans sa bouche un arrière-goût de jalousie. Il observa l’entaille. Elle serait vraiment trop longue pour cicatriser seule, surtout sous ce soleil, pensait-il. Et les mouvements du rameur n’arrangeraient rien. Observant les chairs parfaitement tranchées, la lame de son adversaire devait être aiguisée. Il est heureux qu’elle n’ait pas pénétré plus profondément, pensait-il. Korshac connaissait bien toutes ces blessures et, en cette époque de fortes chaleurs, les mouches avaient déjà pondu les vers qui ne tarderaient pas à grouiller.
– On va te soigner. J’vais pas t’laisser en festin pour les mouches, ajouta-t-il en balayant des mains les quelques récalcitrantes qui revenaient se délecter d’un si plantureux repas.
Le capitaine prit une louche à Narwal, juste avant qu’il ne la verse dans le gosier du rameur derrière, et la déversa sur l’entaille.
– C’est du gâchis, cria la voix d’une silhouette, au-dessus, qui les observait.
Narwal acquiesça, en accord avec les paroles de Kaïsha, mais pas pour la même raison. Korshac et Yurlh relevèrent ensemble la tête et se régalèrent, tous les deux, de ses lignes féminines. Elle était accoudée à la rambarde de la fosse aux rameurs et d’ici, on ne pouvait que fondre devant sa taille fine et ses voluptueuses hanches. Korshac s’en pinça avec les dents la lèvre inférieure, non pas que le désir montait, mais plutôt d’angoisse de l’affronter. Car de côtoiement, il n’y en avait déjà plus. Kaïsha rôdait sur le navire telle une panthère en prédation. Elle semblait le jauger, cherchant le moment propice pour l’attaquer. Mais, le capitaine l’aimait toujours. Au plus profond de lui, il l’aimait. Alors, il avait pris le parti d’attendre, de ne pas relever ses provocations qui savaient s’éteindre avec l’oubli.
– Du poisson noir, au minimum, ajouta-t-elle.
Korshac opina du chef, sans dire un mot. Tous autour clamaient encore victoire. Les rameurs aussi s’y mettaient, juste après avoir bu leur rasade d’ambaï. Mais, le Grand Blanc n’entendait plus ces réjouissances. Il n’avait plus qu’un seul souhait, c’était celui de recroiser les yeux doux de sa panthère, celle délivrée il y a cinq sillons. Tout simplement.