La journée d’hier avait été bonne, mais celle-ci commençait bien mal. Narwal, dont les bras étaient courbaturés des caisses portées la veille, s’était donné pour exigence de se lever aux aurores. Et ce, afin d’être aux côtés de son capitaine pour découvrir, tous deux, l’horizon enfin dégagé. Mais la vue était tout autre, et Korshac s’en trouvait plus que contrarié. Le soleil daignait montrer quelques rayons au travers des nuages qui s’amoncelaient, rendant l’observation difficile. Il fallait attendre qu’il sorte le cul de l’eau, comme disait le capitaine, pour espérer voir plus loin. Ainsi, Korshac prit le temps d’aller chercher sa carte des mers du Sud et la déroula sur le pont.
– On est ici… Et si tout va bien, on va faire un p’tit détour par là, jusqu’aux côtes de l’Empire.
Le capitaine traçait, avec une craie, un arc de cercle dans la mer dessinée, montrant qu’ils contourneraient les poursuivants. Du doigt, il toucha la pointe de Kaarcass. Narwal, pour indiquer qu’il comprenait, le souligna de ces quelques mots :
– La dent de Kaarcass.
Korshac tourna son visage et crispa sa mâchoire.
– Le croc de Kaarcass, mon ami… Les dents, c’est pour les tendres. Les monstres portent des crocs… reprit-il, en insistant, avec son ton grave, comme s’il avait déjà croisé le Kaarcass, lui-même, sur sa route.
À ces mots, Narwal fut traversé d’un frisson qui eut tendance à perdurer. L’idée de s’approcher du cap des Crocs Hurlants, en cet automne qui n’attendait que de débuter, le rebutait jusque dans ses entrailles. Korshac se délecta quelque peu de cette peur sur le visage de son second et finit tout de même par le rassurer en faisant virevolter sa craie le long des côtes, sur la carte, apposant en fin de course une croix sur la cité d’Araskanaiz.
– On cabotera le long des côtes, à l’abri, jusqu’à la cité impériale, au nez et à la barbe de cette imberbe femelle, termina-t-il, en soutirant au Narvalo un sourire de trois dents.
Enfin le soleil apposa ses rayons sur la carte. Et, avant de se relever pour aller observer si son hypothétique poursuivante dressait son mât à l’horizon, Korshac déposa dessus son hachoir. Une habitude qu’il trainait, pour dire que c’était sa propriété, mais aussi pour qu’aucun vent ne la vole.
– Ma parole, c’est moi ou j’ai la berlue ? gueula Korshac de surprise.
Il baissa sa longue-vue et se frotta les yeux, puis reprit de viser l’horizon.
– La poissecaille… C’est un vrai requin, cette sangsue… soupira-t-il.
Et Narwal reprit avec une expression du capitaine :
– Un requin après un radeau d’naufragés.
Korshac lui tendit la lunette et s’adossa au bastingage.
– On n’va pas pouvoir caboter… annonça le capitaine d’un air dépité.
La nouvelle, d’abord, s’abattit sur les épaules de Narwal, les écrasant peu à peu en redoutant la suite. Korshac examina le ciel au large, en plissant les yeux vers l’horizon qui s’assombrissait. Et avant de sortir des mots qu’il pourrait regretter, se pencha pour regarder en détail les flots. La mer d’huile avait fait place à des vaguelettes. Comme chaque sillon, avec l’automne, Worh se réveillait.
– On va pousser plus au large… dit-il d’une voix pensive, tout en fixant, les yeux éteints, la dépouille du pélican.
La sentence venait de tomber. Le Narvalo sentit ses genoux s’entrechoquer. Et, remarquant son second gagné par la peur d’affronter une tempête, le capitaine, de suite, se reprit pour taire ces craintes naissantes. Car c’était là un poison qu’il risquait d’instiller aux autres membres d’équipage.
– N’aie crainte, le Narvalo. Worh est de notre côté. La Squale peut affronter la grosse mer, pas l’arba-galéanne qui nous poursuit. Elle est téméraire mais pas folle ! Elle ne nous sucera pas le sillage éternellement. Et l’on pourra regagner les côtes quelques lieues plus loin.
Narwal regardait la carte déroulée au sol. Et comme si le hachoir du capitaine avait décidé de le faire mentir, la pointe de sa lame visait pile au centre du Cap des Crocs Hurlants.