Sur le pont, nul ne pouvait ignorer les râles de la tempête. Au point que la voix fluette de Narwal, le Narvalo, peinait à percer son ennemi : le vent.
– Souquez… Allez, souquez, criait-il, dans une pâle imitation de son capitaine absent.
– Souquez ! hurla-t-il dans la direction du caillebotis par lequel le Grand Blanc s’était enfoncé pour y disparaitre.
« C’est le moment de revenir, capitaine, se martelait le second en pensées. »
Puis, ses yeux se portèrent sur Kaïsha, toujours agenouillée, le regard vide. Sur Kaïsha et sur le rideau de nuages noirs qui avançait droit sur eux et dont les hauteurs n’avaient de cesse d’être zébrées d’éclairs.
« Des comme celle-là, je n’en ai jamais traversé seul. »
Seul, et un atroce pressentiment lui parcourut l’échine. Et s’il ne revenait pas de son expédition punitive dans les cales ? Et si le pélican était venu mourir sur le pont pour les mettre tous en garde ?
Narwal déglutit, craignant le pire, et fut soudain traversé par la colère. Il ordonna :
– Kiarh ! Lâche ça et rame… maintenant !
L’homme-taureau, qui le dominait bien de deux têtes et dont les bras restaient empêtrés de la voile abattue, s’exécuta sur-le-champ, croyant Narwal investi par le maître lui-même. L’heure était grave et le navire se devait de franchir les vagues. Tant que le capitaine ne serait pas de nouveau sur le pont, le Narvalo restait le dernier rempart face aux tentatives de Worh de les avaler tous. Et ça, Narwal le savait et prenait son rôle très à cœur.
Si Korshac avait faibli à maintes reprises ces dernières lunes, il était maintenant dans le droit chemin. Parti pour remettre de l’ordre sur leur petit monde qu’était la Squale, tout allait bien mieux tourner une fois le pont débarrassé de ce maudit orkaim. Le Narvalo en était convaincu.
Car depuis son arrivée à bord, deux sillons auparavant, ses charmes barbares s’étaient abattus sur la femme-panthère, tournant par là même, en bourrique, le Grand Blanc. À cause de l’orkaim, ils avaient failli être arrêtés par les autorités d’Ildebée, failli se faire déposséder par le gros Ostillus de Viirgore, failli sombrer au fin fond de la faille de Taranthérunis et dernièrement, failli même terminer à jamais échoués dans le marais de Daïkama. À cela, pouvaient aussi s’ajouter les risques qu’ils avaient pris pour s’enfuir du port de cette grande cité. Ces deux derniers sillons nécessitaient d’avoir plus de vies qu’un chat si on voulait être marin de la Squale. Et aujourd’hui, cette tempête n’était pas des moindres. Combien allait-il y perdre de chances de terminer ses jours en vieillard ? pensait Narwal, tout en regardant l’océan onduler, montrant des milliers de gueules béantes, toutes plus voraces les unes que les autres.
On ne supplie jamais Worh ! lui avait crié un jour Korshac, lors de sa première tempête. On s’arrache à ses lèvres, on file entre ses dents ! se souvenait Narwal, impatient de le voir ressortir… la tête de l’orkaim tranchée, pendant entre ses poings.
Mais pour l’instant, debout au-dessus de Kumba, Narwal veillait à ce qu’il frappe fort son tambour. À ce qu’il maintienne un rythme leur assurant de gravir les vagues avant qu’elles ne les enrobent et de les descendre plus vite qu’elles ne les avalent. Debout, à la place du capitaine, Narwal lisait dans les flots la voie qui glisserait entre les crocs hurlants.
D’ici, il pouvait tout observer. Et ce que l’horizon lui laissait voir n’était pas pour le rassurer.
– Revenez capitaine, revenez, murmurait-il entre ses quelques dents.
Son visage, balayé par les embruns, se couvrait de gouttelettes.
– J’y arriverai pas, pas sans…
Et comme si ses prières avaient été entendues, de la cale ressortit l’ombre d’un espoir.
– Pas sans vous, termina-t-il en fixant la silhouette grimpant sur le pont.
À peine le pli de ses yeux esquissait un soulagement, qu’en voyant se retourner le géant, des larmes se mêlèrent au sel coulant sur ses joues. Yurlh était vivant et entre ses bras gisait le Grand Blanc.