Dans la cale, les caisses avaient fait des ravages. Yurlh ne pouvait que les regarder, l’âme dépitée de voir partir sa maison en lambeaux. La coque, à de multiples endroits, avait subi les assauts de cette folle cargaison, laissant des balafres indélébiles. Rien ne pouvait plus arrêter ce qui dehors était en colère. Il revit le visage de Korshac s’éteindre ici même et sourit. Ce n’était pas un sourire de satisfaction, ni de plaisir, mais de nostalgie. Sans son capitaine, la Squale n’était plus qu’un esquif livré au courroux de l’océan. Un océan qui le malmenait aussi simplement qu’un géant. Frappant ses épaules sur la charpente, le déséquilibrant à chaque instant, Yurlh encaissait, s’en voulant encore d’avoir porté ce coup qui lui avait ravi son père.
L’escalier en pièces ne tenait plus que d’un côté. La première marche céda sous son poids, le ramenant au plancher. Yurlh soupira de désespoir. Levant les yeux vers l’écoutille, tout en haut, le noir du ciel s’illumina de la blancheur des éclairs. Rien n’aspirait à quitter la cale, et pourtant il le fallait. Les dernières paroles de Narwal, l’appelant à continuer à se battre, résonnaient encore avec une étrange ressemblance dans la voix. Il gravit les marches suivantes en prenant soin d’appuyer ses pieds sur les côtés.
Arrivé sur le pont, une vague l’accueillit de plein fouet. Une façon de lui rappeler, qu’ici, il n’était rien. Yurlh s’arcbouta contre la rambarde entourant le pont inférieur, loin du bastingage. Pliant les genoux pour se rapprocher du plancher, il avançait lentement. Ce n’était pas glorieux de se déplacer ainsi, mais passer par-dessus bord comme un fétu de paille, ne le tentait guère. Il ne savait pas nager et cette masse noire et mouvante aux crocs d’écume le terrifiait. Le navire se penchait de bâbord à tribord, lui imposant parfois de s’arrêter pour mieux se cramponner. Si la rambarde venait à casser, il glisserait jusqu’au bastingage de la Squale, dernier rempart avant le noir de l’océan. Il se souvint alors de l’instant où le chevalier lui avait foncé dessus avec son cimeterre et le lui avait enfoncé dans le plexus d’acier de son armure. Ce bref épisode de sa vie, qu’il avait chassé de sa mémoire, lui revint, quand le voile sombre était tombé sur ses yeux, n’entendant plus que les paroles du guerrier qui le dominait : La mort vient te prendre. Tu seras alors avec tes frères.
Soudain un éclair jaillit scindant en deux le ciel et la mer déchaînée. Yurlh rouvrit grand les yeux.
– Rrrah ! gueula-t-il.
Il n’était pas question d’attendre que la mort vienne le prendre et l’emporte lui et son frère. Son frère Kwo, avec qui il venait de s’évader des prisons de Daïkama en affrontant le plus grand des guerriers. La fureur de vaincre inonda à nouveau son corps tout entier. À genoux, le bras entourant la rambarde, il longea le pont, jusqu’à l’escalier de la fosse aux rameurs. Aux premières marches, il était assis. Mais, à mesure qu’il en foulait de nouvelles, il reprenait de sa hauteur, rassuré, entouré par la coque.
Un autre éclair tomba, éclairant tous les rameurs. Kwo était là, brillant de l’eau qui lui couvrait le corps, seul sur son banc, à ramer. Alors qu’il s’approchait pour le rejoindre, un autre éclair décida de s’y opposer. Frappant le mât devant l’orkaim, il l’entoura pour le faire voler en éclats. La foudre venait d’exprimer toute sa puissance, en brisant sous ses yeux ce qui semblait jusqu’alors inébranlable. Quand le feu lumineux s’estompa, Yurlh vit qu’il avait néanmoins résisté. Il était encore debout mais fendu de toute sa hauteur et en train de s’effondrer.