Réveillée par l’altercation, Kaïsha s’étira dans la position du chat et jeta en même temps un œil à la couche, pour s’assurer que la tempête et la mort de Korshac n’avaient pas été un horrible cauchemar.
Il était toujours allongé, là, dans la même position, où elle l’avait laissé la veille sous la pluie d’éclairs. Étrangement, son sentiment de culpabilité s’était envolé en même temps que l’ouragan. Comme si Worh, en l’épargnant, elle et le navire, avait pardonné son geste. Un pardon qui lui conférait un immense sentiment de soulagement. Plus personne à bord n’allait choisir, pour elle, sa destinée. C’était une sorte de reconnaissance et elle s’empressa de se relever pour sortir de ce lieu sordide.
La lumière du jour, d’un coup, lui baigna le visage, inondant ses yeux félins. La mer, tout autour, était aussi plate qu’une immense pierre polie, pas une vaguelette ne lui faisait défaut. Le soleil brillait au-dessus, blanc et éclatant. La petite bagarre entre l’orkaim et le taurus avait eu la vertu d’emporter avec elle les plaintes montantes des rameurs. Il régnait un calme apaisant, plus qu’appréciable, après les journées et les nuits de tourmente.
Machinalement, elle s’accouda à la rambarde qui donnait dans la fosse aux rameurs, d’une manière semblable au capitaine. Et, elle inspecta ce fier navire qui était maintenant le sien. Car qui d’autre était capable de le commander sinon elle ? Ce fut ainsi que son sentiment de soulagement prit fin.
Au navire, les longues heures de tempête avaient ravi toute sa fierté. Il eut été plus juste de le nommer rafiot. Dans sa ligne de vue, ne se dressait plus le mât qui gisait à terre en deux ou trois morceaux, dont la partie haute, la plus longue, avait fait une brèche sur le pont supérieur. D’ailleurs en tombant, il avait écrasé un rameur, juste derrière la rangée où Yurlh brandissait encore le hachoir du capitaine.
Elle aurait aimé lui sourire, lui témoigner de l’affection, mais la vision de déchéance du bateau était plus forte que son fugace sentiment de soulagement. Tous les rameurs étaient dans un état pitoyable et, d’en haut, elle en voyait plus d’un immobile, surement déjà dans les bras de Cybès.
Narwal, en l’apercevant enfin montrer le bout de son nez, lui lança un appel. Mais, elle ne l’entendit point, tellement elle était accaparée par l’état des lieux qu’elle devait à tout prix définir.
Aussitôt dans son esprit, la perte du mât annonçait la fin de l’espoir de regagner les côtes à l’aide du vent, même si aujourd’hui, il faisait grandement défaut. Elle se précipita alors sur bâbord, pour s’assurer que les avirons avaient tenu bon. Quelle ne fut pas sa surprise ! Seulement un était planté dans l’eau. Tous les autres avaient cédé, brisés par la violence des vagues et des tourbillons. Sur tribord, c’était un peu mieux. Cinq d’entre eux avaient survécu. La tension commençait à monter.
– Reste encore les avirons dans les cales, souffla-t-elle pour se donner du répit.
Mais quelque chose n’allait pas le long de la coque de la Squale, quelque chose qui ne lui ressemblait pas. La ligne de flottaison était bien plus haute qu’à l’accoutumée. Sûr que, durant la tempête, elle avait bu la tasse à maintes reprises, tentait-elle de se rassurer, tout en se relevant dans l’idée d’aller inspecter.
– Kaïsha ! Viens m’aider. J’ai besoin de toi, lui cria à quelques mètres Narwal qui montait.
Elle tourna le visage, les yeux dans le vide, encore dans ses pensées.
– J’ai besoin de toi pour faire céder Yurlh. Sinon, on aura plus de vivres dans quelques jours, continuait de déblatérer le Narvalo.
– Dans quelques jours, c’est ça… lui répondit-elle machinalement.
Et sans plus mot dire, elle souleva le caillebotis pour descendre dans les cales.
– Tu sais combien il nous reste d’avirons en réserve ? lui demanda-t-elle.
– Pendant qu’on parle, lui, il engouffre les tranches de thon, donna en guise de réponse Narwal qui commençait à se gratter les squames.
Kaïsha, en s’enfonçant dans l’escalier, ajouta :
– Tu crois qu’il y en a au moins dix ? Il nous en faudrait dix, pas moins.
– Il est pas dans les cales, le goinfre, mais dans la fosse. Kaïsha, mais, tu m’écoutes ou quoi ? cria une bonne fois pour toutes le Narvalo, alors que la panthérès descendait sans répondre.
Finalement, elle s’arrêta et le regarda. Il était penché par-dessus l’ouverture. Narwal en profita pour tenter de la convaincre de l’aider, par des paroles plus dramatiques encore.
– S’il nous reste cinq jours de vivres, c’est le bout du monde. Et, je n’te parle même pas des réserves d’eau douce qu’il boit en mettant sa tête dans le tonneau.
Elle s’immobilisa un instant, cherchant quelque chose dans les yeux de Narvalo qu’elle ne trouvait pas.
– Cinq jours, tu dis…
Narwal opina du chef en étirant ses lèvres pour montrer ses trois dents de devant encore debout, sa façon de sourire quand il obtenait ce qu’il voulait.
– Non, on n’a pas cinq jours. Un, tout au plus, lui répondit-elle, transformant son sourire en un rictus de fou.
– Comment ça, un jour ? Tu crois qu’il va continuer de bouffer sans s’arrêter… Tu crois ? J’dois retourner aux cuisines, ajouta-t-il précipitamment.
– Narwal ! hurla Kaïsha, vers l’ouverture, pour être sure de le stopper dans son élan.
Sans le vouloir, elle avait pris les intonations du capitaine. Même sa voix féminine semblait, sur le moment, avoir mué vers des timbres plus caverneux. Le Narvalo revint aussi vite qu’il n’était parti au-dessus de l’escalier, espérant presque découvrir le visage hirsute de son capitaine adoré. Mais ce n’était que Kaïsha. Et l’effet résonnant des cales lui avait joué ce drôle de tour.
– On prend l’eau Narwal !
D’abord, il ne comprit pas ce que voulait dire Kaïsha. Mais, très vite les reflets du soleil sur l’eau, entourant les hanches de la panthérès, terminèrent de lui expliquer ce qu’elle tentait de lui faire comprendre.
– La Squale coule, Narwal ! insista Kaïsha en tapant des deux mains à plat, sur l’eau qui l’entourait, pour ajouter du son aux images.
– D’ici, j’entends les fuites.
Il porta alors ses deux mains au visage et se mit à le gratter avec des yeux terrifiés.