Tout autour, les lumières dansaient à l’ombre de la foule. La musique couvrait le brouhaha et comblait tous les sens du jeune orkaim de seize sillons. À seize sillons, les orkaims sauvages sont déjà considérés comme des adultes et partent seuls à leur première chasse. Mais Yurlh n’avait vécu qu’en captivité. En matière de bataille, il valait plus qu’un adulte, mais pour ce qui était des joies de la vie, tout n’en était qu’au commencement. Bercé par les notes dansantes sur les lumières chatoyantes, il ouvrait les yeux en grand, ne voulant pas en perdre une miette.
D’abord, son intérêt se porta sur une estrade où un homme-lézard, à la peau noire veinée de taches jaunes, se tenait à quatre pattes à la manière d’une créature. Sous les acclamations d’un humain qui jouait le maître et du public, le zèlrayd tirait sa langue fourchue et cherchait à faire peur aux enfants du premier rang. Puis, dans un saut, il se releva. Cette fois au moins, il fit reculer les spectateurs. Yurlh en lâcha un ha de surprise. Il voyait aussi d’autres acteurs qui attendaient leur tour, alignés, pour être présentés de belle manière par l’humain qui jouait le dresseur.
Les applaudissements nourris des Ildebéens, encerclés autour d’une arène, l’attirèrent ensuite. Là, deux jolies femmes jouaient de leurs bras à se tartiner de boue. L’une araignée, aux quatre bras, avait plus de facilité à couvrir la panthère de terre glaise pâteuse qui se collait à ses poils, pour le plus grand plaisir des aomens et humains qui se tordaient de rire. La scène eut tout de même pour effet de soutirer à Yurlh un sourire, car dans ce combat, de sang, il n’y en avait pas.
Sentant se déplacer l’air au-dessus de lui, d’instinct, il se retourna. Une créature aux longues jambes de bois lui passait à côté. Elle devait faire deux fois sa taille. Fasciné par la hauteur de la bête, visiblement en bons termes avec les visiteurs, Yurlh la suivit. Mais son intérêt fut vite accaparé par un attroupement qui riait à gorge déployée. Des tables avaient été alignées sur lesquelles étaient posées des bassines de bois. Dedans, les gens joyeux y prenaient des fruits murs et les lançaient sur des têtes sortant de derrière une planche. Yurlh y reconnut difficilement un zèlrayd, un taurus et même un orkaim, tellement ils étaient couverts de mangeaille.
« Quelle chance ils ont, se dit-il, de recevoir tant de nourriture, droit dans la bouche ! Certes, toutes les personnes ont parfois du mal à la viser. Mais vu la quantité qu’ils lancent, l’orkaim doit s’en remplir le gosier. »
Partout, des lanternes de papier, au bout de manches, virevoltaient au rythme de la marche de leur porteur. Yurlh en avait presque le tournis. Les lumières multicolores semblaient s’attrouper autour de la créature aux jambes de bois. Finalement, ils en avaient peut-être peur. En allant voir ce qu’ils lui réservaient, il découvrit un autre stand où les badauds-fêtards pouvaient faire voler un enfant.
Ce n’était pas un enfant humain, mais plutôt une sorte de petit homme au visage effilé comme un rat. Un ratrid, se rappela Yurlh, Kaïsha lui en ayant présenté un lors d’une halte en la cité de Tabenskin, quelques lunes plus tôt. Le plus fort humain se défiait de le faire voler le plus loin possible. Yurlh s’imagina alors que peut-être voler était une agréable sensation.
Et la foule, plus grande encore, lui rappela le combat qui bientôt allait se livrer contre la créature aux longues pattes. Yurlh voulait découvrir quelle pouvait être la tête de cette mystérieuse bête et se fraya un passage parmi la populace.
Quelquefois, un lampion à hauteur de son casque semblait faire peur aux femmes et hommes qui le regardaient. Mais Yurlh, lui, avançait pour enfin se retrouver nez aux jambes de bois. Là, croyant pouvoir la dévisager, Yurlh fut ébahi par ce qui en jaillit. Une belle flamme chaude sortit tout droit de sa gueule. Il eut d’abord peur, mais le feu restant loin au-dessus, il ne put qu’apprécier sa splendeur entourée de la nuit. À ce moment, les gens manifestèrent leur surprise, plus que lui encore. Des voix criaient :
– Là, ici, regardez !
Eux aussi devaient attendre qu’une nouvelle flamme magnifique jaillisse. Quand le souffle de feu reprit, Yurlh vit alors que nombre de personnes le pointaient du doigt. Et de leur bouche, hurlaient :
– UN ORKAIM !!!
La foule s’écarta comme si elle avait vu la mort. Yurlh ressentit dans tout son être que les intentions des humains et aomens autour n’étaient plus de s’amuser. Il y avait dans leur voix de la terreur, mêlée à de la haine, la même qu’il avait combattu sous la prison d’acier. Mais ce soir, de harnois, il n’en était pas paré.
Les lampions s’abaissèrent pour le pointer de leurs couleurs menaçantes. Yurlh s’était replié sur lui-même et restait d’instinct entre les pattes de la créature cracheuse de flammes. Tous deux au centre d’une masse humaine qui était prête à les assaillir, doucement, ils se déplaçaient. Et la marée des lampions s’écarta pour ouvrir une voie sur le large lit de la rivière. Peu à peu montait en lui le sang du combat. Même si la musique des troubadours jouait toujours, tout son corps était en alerte.
Et puis, d’entre les lanternes de papier, arrivèrent des hommes habillés de broignes en cuir aux tabars rouges. Il y avait une justice en ce monde. Enfin, ses protecteurs venaient le délivrer de la foule hurlante. Yurlh avait attrapé les jambes de bois comme des barreaux pour se rassurer. La créature ne bougeait plus. Trois soldats venaient, mais dans leurs mains, Yurlh ne voyait ni nourriture ni rien qui le tranquillisa. Bien au contraire, ils pointaient les lames de leur fauchard dans la direction de sa gorge, comme les nuits de combat, contre les autres aux tabars blancs ou bleus. Yurlh ravala sa salive. Son monde s’effondrait.
– À terre, sale bête ! hurla celui de face.
Yurlh attendit, percevant dans les yeux du garde qu’il allait frapper. Et c’est ce qu’il fit. Le fauchard s’avança d’un coup. Mais Yurlh, qui l’avait pressenti, poussa sur ses jambes. Tenant par la main la longue jambe de bois, il virevolta, en faisant le tour, pour revenir frapper du pied dans le manche de l’arme du soldat. Mais les cent-soixante kilos de l’orkaim furent trop lourds à supporter et l’échassier en perdit l’équilibre. Yurlh tomba sur le dos avec toujours en main la jambe de la créature.
Le colosse, certes sans armure, était toujours impressionnant, même à terre, et les deux autres gardes avançaient à tâtons. Le soldat reprenant son fauchard, Yurlh se releva aussitôt. Décontenancé quant à se retrouver avec le membre inférieur de la bête cracheuse de feu entre les mains, l’instinct de survie du barbare le rappela à l’ordre. De jambe, il s’en servit pour la faire mouliner autour de lui comme une hélice, repoussant ses assaillants. Cela lui laissa tout loisir de réfléchir. Ne voyant qu’une seule issue possible, Yurlh prit de l’élan et planta l’échasse en bois dans le milieu de la rivière. S’en servant comme une perche, il passa dans un souffle sauvage de l’autre côté de la rive. Les pieds nus frappant au sol, il se retourna et vit la foule s’amasser au bord.
– À mort, l’orkaim ! crièrent-ils comme un seul homme.
La chasse venait d’être lancée et Yurlh en était la proie.