Soudain, la silhouette dansante devant lui s’éteignit. Quelque chose venait de prendre place entre ses yeux et le drap qu’ils fixaient.
– Réveille-toi, tas de muscles ! C’est moi, Demnukys.
Des petites mains s’étaient posées sur ses larges épaules et forçaient désespérément pour lui remuer le buste.
– C’est moi, Dem. Allez debout, dit la petite voix, cette fois avec plus de force.
D’entre les trous de son casque de fer, Yurlh discerna les traits arrondis du visage d’enfant de son amie, comme la fois où il l’avait vu cachée dans les égouts, le soir où il avait été seul, accroupi, dans la rue grondante d’une foule déchaînée. Le bas de son visage s’éclaircit d’un sourire de dents blanches. Le même sourire, plus petit en taille, lui répondit :
– Allez viens, dit-elle, cette fois sans restreindre sa voix.
Juste avant de se lever, Yurlh comprit qu’il avait en main le manche d’une nouvelle arme. Il la serra avec ténacité et entreprit de se relever. Même si le collier, autour du cou, lui rappelait sa prison, la chaîne était lâche et se déroulait sans contrainte.
Dem recula devant lui, jusqu’à l’amener au pied du drap sur lequel continuait d’onduler la silhouette de Kaïsha, dans l’espoir de déchaîner le barbare et d’assouvir sa vengeance. Alors qu’il était là, devant, le nez touchant l’écran de tissu, l’image s’arrêta.
– Tu pars. Tu veux me quitter, mon enfant.
Cela voulait ressembler à la voix, celle pour laquelle il avait bravé tous les dangers pour venir jusqu’ici. Mais, quelque chose avait changé en elle. Elle ne ressemblait plus autant à celle de sa mère. Elle avait des dissonances félines, et prenait peu à peu les résonances de la voix de Kaïsha.
– Enfin, te voilà grandi. Tu veux devenir un homme, lui dit-elle, avec, par moments, les mots de sa mère supplantés, sur la fin, par les sons de la panthère des mers.
Le rideau s’écarta, révélant le corps sensuel, au fin pelage, le corps qu’il avait tant observé, attaché à sa rame, ces huit lunes sur les flots.
– Frappe, Yurlh ! Donne-lui un coup en plein visage, disait une fine voix.
Mais Kaïsha s’approcha. De ses deux mains douces, lui enserra la mâchoire, prête à lui toucher les lèvres des siennes. Ainsi, elle allait définitivement sceller l’homme à son destin d’esclave.
– Tu seras mien pour que se perpétue mon avènement.
Alors qu’elle venait de prononcer les dernières paroles, celles juste avant d’embrasser les lèvres du barbare, Demnukys, cette fois, cria :
– Non, non, tu ne l’auras pas. Pas lui ! avant d’enfoncer, de toutes ses forces, ses dents pointues dans les chairs molles des fesses du barbare.
Il s’en suivit un cri de surprise. Yurlh s’était détourné du baiser de la chose pour râler en direction de l’animal mordeur. Mais, il la vit. Ce n’était autre que la petite fille au cou tatoué d’ailes de papillon, là encore, qui le sortait pour la énième fois de sa torpeur.
– Yurlh, suis-moi ! lui cria-t-elle, en tirant sur la chaîne qui lui tenait le cou. Viens avec moi. Pas avec elle, continuait-elle, les larmes aux yeux.
Les mains félines glissèrent le long de ses joues. Yurlh quitta ainsi les charmes enveloppants de la chose pour suivre les pas de son amie enfant.
« La part d’enfant est encore trop grande, se dit au fond d’elle la chose qui avait, aux yeux du barbare, les attraits de Kaïsha. »
– Tu n’aurais été qu’un piètre amant, ceux qui n’engendrent que de faibles servants, lui dit-elle à la manière d’un au revoir.
Yurlh, précédé de son amie, s’enfonçait déjà jusqu’à la salle des chaînes.
– Je saurai attendre nos retrouvailles, continuait-elle en observant la chaîne disparaitre derrière la porte.
– … mon jeune cousin, termina-t-elle avant de tirer le rideau, s’enfermant dans son abri de soie.
Arrivés dans la salle des roues de bois, Dem n’attendit pas pour aller ouvrir la porte secrète et récupérer sa lampe à huile. Elle avait si peur que la voix, résonnant encore aux oreilles de son ami, le rappelle à revenir docilement aux pieds du lit.
– Suis-moi. Je sais comment sortir d’ici.
Yurlh était bel et bien réveillé. Il avait compris que quelqu’un ici se jouait de lui, que ce ne pouvait être ni sa mère ni Kaïsha, mais quelque chose d’autre. Lui aussi voulait maintenant fuir et retrouver l’air pur de dessus et les embruns salés de la mer.
Ils passèrent le passage secret pour se retrouver dans la salle avec l’escalier sans rambarde.
– Ce doit être par-là, la sortie, dit Dem en pointant le passage, en haut de l’escalier.
Alors, ils grimpèrent les marches en courant avec, à leur suite, la chaîne qui résonnait de toute sa longueur sur le bois et sur la pierre.