Au petit matin, debout sur la terrasse au sommet de la tour, encore emmitouflée dans sa fourrure de panthère noire, dont on ne voyait que sa tête blanche sortir, Larlh Vecnys observait les alentours, si d’aventure un coursier daignait venir lui porter un message. Un rituel qu’elle exécutait chaque matin depuis les remontrances de sa reine, mais en vain. Aucun homme à dos de méhari ne venait lui porter la réponse du devin impérial dont elle se croyait jusqu’alors la protégée.
« S’est-il détourné de moi ? Cette pensée lui effleura l’esprit. Tout simplement impossible, se répondit-elle. »
En effet, Chèl Mosasteh avait pris le temps de répondre à chacune de ses lettres, et ce depuis huit lunes vertes, sans aucune interruption. Quelque chose de plus important se déroulait à Élinéa et accaparait tout le temps de ce puissant personnage.
« Peut-être est-il en danger ? se mit-elle à penser. »
L’horrible perspective résonna dans son crâne et lui imposa de descendre rapidement les marches du long escalier intérieur, jusqu’en bas de la tour. Une fois à la base, elle alla pour poser la sempiternelle question à son sbire, celui qui avait pour tâche de garder la porte. Mais, avant qu’elle ne parle, il lui répondit avec un non de la tête, lui soutirant tout espoir de calmer ses craintes.
Larlh Vecnys se retourna, cherchant des yeux la petite chose susceptible de lui apporter du réconfort. Au milieu de la base de la tour, la femme-araignée cherchait sous l’escalier, dans l’ombre d’une caisse, dans la charrette et au-dessous, mais toujours sans succès. Comme à son habitude, la discrète Craintule devait être dissimulée dans un recoin de la tour, seulement accessible à elle-même.
Alors, Larlh se concentra, moins d’une seconde, pour voir au travers de ses yeux afin de déterminer la localisation de sa cachette. C’est alors qu’elle se vit, mais ni de face, ni de dos, ni de pieds, c’était de dessus. Craintule était tout simplement suspendue à son fil, qu’elle avait descendu depuis le sommet de la tour jusqu’en bas, en suivant sa maîtresse en détresse.
Larlh ouvrit grand ses membres et la tarentule de trente centimètres de diamètre, d’un beau poil ocre-rouge, allant jusqu’au jaune, étira son fil pour lui tomber dans les bras.
Quand elle avait quitté les Sétèkes, son pays d’origine, elle avait dû se résoudre à se séparer de l’animal de compagnie qu’elle affectionnait. Bien qu’elle ne fût pas seule lors de son voyage, ses deux sbires l’accompagnant, Larlh Vecnys était de celle qui avait pris l’habitude de partager ses émotions avec une araignée de compagnie.
On lui avait dépeint les espèces des terres du Sud comme des chasseuses, toujours à sortir les crochets et peu enclines aux caresses. Ce fut tout le contraire qu’elle apprit en croisant la chétive tarentule qui vivait en la tour, encore en sommeil à son arrivée. Larlh Vecnys la nomma rapidement Craintule, tant elle se cachait de peur d’être apprivoisée. Mais, à force de souriceaux achetés sur les marchés, Craintule devint plus apte à se laisser caresser. Larlh Vecnys aurait pu user de ses pouvoirs pour la soumettre. Mais en ce domaine du partage d’amitié entre la princesse et l’animal, elle préférait de sincères sentiments à une soumission artificielle.
Depuis, Craintule communiait les bons et mauvais moments vécus par sa maîtresse, comme si une réelle osmose s’était installée. Son poil était doux et nullement urticant comme l’avaient mis en garde ses consœurs mal renseignées, tout en se moquant de la destination de sa mission.
Larlh Vecnys la tenait entre deux de ses bras et la câlinait avec ses troisièmes et quatrièmes mains. Elle monta d’un étage pour aller s’affaler dans un cocon de soie central.
– Comme je t’envie parfois d’avoir une vie sans véritable souci… dit-elle à voix haute.
Craintule, en réponse, glissa ses pattes le long de son corps pour appuyer son abdomen et bénéficier de la chaleur réconfortante de sa maîtresse.
– Je ne peux plus attendre, ma belle. Je dois prendre une décision qui risque d’engager nos vies sur une pente malheureuse.
À ces mots, l’araignée releva son thorax tout en laissant ballantes les petites pattes entourant ses crochets.
– Cela t’inquiète. Mais, je suis sans nouvelles de Chèl Mosasteh et ce n’est pas à son habitude. Tu penses que je devrais user de mes pouvoirs pour ressentir ses émotions ? Pour sûr, cela me fixerait dans les choix à prendre. En même temps, s’il se rend compte que je m’infiltre dans sa conscience, il risquerait de m’en tenir rigueur. Et tu sais à qui on a affaire, ce n’est pas le clampin du coin. Chèl Mosasteh est le devin impérial, autant dire un sorcier puissant, capable de maîtriser ses méninges comme aucun autre de ses semblables. Mais, d’un autre côté, s’il est en danger ou pire s’il est mort, cela compromet les suites de ma mission.
La petite bête, douce au toucher, semblait, par les gestes de ses pattes, comprendre les propos de Larlh.
– Mais, il pourrait tout aussi bien me reprocher de ne pas avoir usé de mon pouvoir, en disant que je ne me suis pas préoccupée de lui. Assurément, il doit se douter qu’en ayant appliqué un tatouage sur son corps, j’y ai glissé ma marque. Toutefois, jusqu’à ce jour, il devrait quand même en douter, car j’ai tenu neuf lunes vertes sans en faire usage.
Craintule pencha le thorax comme si elle penchait la tête, soucieuse d’entendre sa maîtresse se torturer. Et puis, Larlh se tut et, tout en caressant machinalement l’abdomen et les pattes arrière de Craintule, elle fixa ses quatre paires d’yeux avec les huit siens. Un long moment s’écoula avant que Larlh Vecnys reprenne à penser à voix haute.
– Même si cela risque de me coûter la confiance du devin, je vais me plonger dans sa conscience. Je ne peux plus attendre.
Alors, Larlh Vecnys s’allongea de tout son corps et pencha la tête en arrière, prenant une profonde inspiration pour se concentrer. Craintule restait à bénéficier de la chaleur bienfaisante du mammifère à sang chaud, quand quelque chose lui fit dresser les poils à en devenir raides comme des aiguilles. La vision que venait d’avoir sa maîtresse avait fait naître un frisson de peur plus grand encore que celui qu’elle témoignait à voix haute depuis ce matin.
– Yurlh vient de s’écrouler d’épuisement ! La mort, c’est contre la mort que le devin doit se battre, dit-elle en soupirant.