Dans le tumulte de l’affrontement, alors que Kaïsha aurait souhaité, elle-même, donner les coups, elle avait pris soin de ne pas renverser la carafe, posée sur son dos, se souvenant de la mise en garde de Baba Yorgos. Elle s’était ensuite assise et avait installé le vin des retrouvailles entre ses jambes.
Baba Yorgos, une fois libéré de la prise de Yurlh, regarda son doigt disparu et, au travers, l’orkaim qui le lui avait avalé.
– T’en as dans les bras pour un orkaim ! lui lança-t-il, en guise de félicitations.
– Si tu fais honneur au code, alors, buvons au vainqueur ! annonça Korshac, avec toute sa considération.
Les gardes qui avaient mis du temps à sortir de la léthargie, propre aux lieux de plaisir, cernaient maintenant la scène, tous munis d’armes de tailles et de fers différents. Korshac savait à quel point cette entrevue aurait pu être risquée, mais il avait respecté les règles de l’époque, où lui et Baba Yorgos se battaient dans l’arène. Il était venu avec un champion, sans arme aucune, et lui avait laissé exprimer la haine qu’ils partageaient. Baba avait, quant à lui, fait l’erreur de s’attaquer à la promise de Korshac, ce qu’elle lui avait annoncé, une fois le sac retiré de sa tête.
Tout était bien présent dans le crâne de l’homme-lézard qui observait. En un mot, il pouvait transformer cette rencontre en un bain de sang où personne ne sortirait indemne. Bien que l’orkaim ait ses chances, son clan de brigands aurait raison des autres, peut-être même de Korshac.
Tout était dit, et encore et toujours, il en revenait à cette canaille d’un mètre cinquante de haut, pour qui il avait plus que du respect. Cela tenait aux sillons passés ensemble dans les arènes de Mhent, les meilleurs sillons, où ils avaient été considérés comme des êtres surnaturels par les foules qui les acclamaient. Le souvenir culminant avait été la Nuit des Trilunes où, ensemble, ils avaient combattu pour s’affranchir du pouvoir de leurs maîtres, selon les lois de Mhent. Marqués à jamais par cette sanglante nuit, leur complicité les avait amenés à d’autres aventures dont Baba ne pouvait éteindre ce jour la mémoire.
– Au vainqueur, mon ami… en convainquit Baba, tout en abaissant son regard devant Korshac, à la manière des gladiateurs.
Les deux s’enlacèrent pour se satisfaire de sincères retrouvailles.
– Encore et toujours, ça me coûte de te revoir, glissa Baba dans les oreilles boudinées de Korshac.
– Et à moi. J’ai maintenant une panthérès mutilée pour t’avoir eu en ami, répondit Korshac.
Si Yurlh semblait versé dans l’incompréhension la plus étendue, Kwo se réjouissait du renversement de situation, transformant le corps à corps musclé en amicales accolades. Les deux chefs, qui se retrouvaient enfin, devaient avoir à se pardonner bien plus que les doigts respectivement perdus. Une plus longue histoire les liait, une histoire qui devait malheureusement avoir son lot de trahisons.
Enfin, ils se séparèrent pour se retrouver face à face, à boire le vin de la carafe. Avant, Korshac prit le temps de faire assoir Yurlh, non loin de Kaïsha, afin qu’ils échangent des regards apaisants. Le moment n’était pas à la jalousie. Korshac retrouvait un pan entier de sa vie, la preuve vivante de sa jeunesse éclatante. C’était aussi faire revivre une blessure qui avait eu du mal à cicatriser.
Alors, d’un commun accord, ils s’entendirent pour ne pas revenir sur le passé et parler d’avenir. La discussion porta bien sûr sur l’herbe sulfureuse. Le clan des dragons de feu était les maîtres de la distribution du aya, sur les deux grandes cités reliées par la faille. L’arrivée d’une nouvelle drogue, meilleur marché qui plus est, leur faisait beaucoup de tort.
Baba Yorgos les éloigna de la salle en les faisant visiter ses plantations souffreteuses de aya qui préféraient les marécages de Zutsaim à la sécheresse du climat local. C’était toutefois le moyen qu’il avait trouvé pour le rendre le moins cher possible. En plus de présenter sa tanière, Baba expliqua à Korshac que l’herbe sulfureuse avait fait naître un nouveau clan, menaçant son autorité. Certains de ses officiers s’étaient même ralliés à ce clan et la guerre faisait rage. D’autres allaient suivre et pour Baba Yorgos, il était vital de trouver un accord avec Korshac afin de tuer dans l’œuf cette menace grandissante.
– Prêts à se battre dos à dos ? lança Korshac en levant le poing.
C’est ainsi qu’ils scellèrent le pacte qui devait assurer à Korshac et Baba un approvisionnement en herbe sulfureuse. Un pacte qui allait voir fleurir des pieds d’herbe dans tout le cirque du clan des dragons de feu, remplaçant le aya moins compétitif. Comme la seule source d’achat de l’herbe fraiche était Daïkama, Korshac créait, avec son ami, un second marché, vivifiant pour la concurrence. En échange, il garantissait à Baba la distribution de l’ensemble de l’herbe sulfureuse destinée à son territoire.
Les deux gladiateurs de Mhent ne pouvaient pas trouver meilleure entente. Parfois, il suffit aux vieilles rancunes, même si elles sont louables, d’y sacrifier un morceau de sa personne. Cela fait mal, mais c’est le prix à payer pour que renaisse une amitié qui était capable d’affronter la mort.