Debout devant la baie vitrée de ma maison londonienne, je regarde le soleil se lever. Je note toutes les nuances de couleurs dans ce spectacle que j'aime suivre.
Un peu fatiguée par ma nuit de travail, je bois une longue gorgée de thé chaud en regardant la nature se réveiller petit à petit. Comme cet oiseau qui a fait son nid sur une branche du noyer de mon jardin et qui sautille sur le bord du nid avant de s'envoler.
La tasse de thé réchauffe mes deux mains. Depuis mon réveil, je n'arrête pas de penser au chemin que j'ai parcouru en trois ans.
Tout d'abord, je vis de ma passion de l'écriture. Plus jeune, j'en ai rêvé et m'étais donné les moyens d'y arriver en alliant travail et concentration. Mes études étaient ma priorité. Mais, le vivre est une chose totalement différente.
Je suis la première étonnée de voir que mes romans ont beaucoup de succès. Trois romans publiés en deux ans. D'ailleurs, l'année dernière, les droits du premier ont été acheté pour une adaptation au cinéma.
Grâce à cette belle rentrée d'argent, j'ai pu quitter mon petit appartement. Je suis devenue propriétaire d'une coquette maison dont je suis tombée amoureuse au premier regard.
Je bois une nouvelle gorgée de thé au jasmin. La douce chaleur se répand dans mon corps et me fait presque ronronner de bien-être.
Encore un peu somnolente, je ferme les yeux et dépose le front sur la baie vitrée. J'espère que le froid de la vitre m'aidera à me réveiller.
« C'est vrai qu'en deux ans, la vie t'a fait mûrir ma petite », lance ma conscience qui paresse sur un fauteuil au coin du feu.
Elle a raison, bien sûr ! D'une jeune femme timide et maladroite, je suis devenue une femme plus sûre d'elle.
Il m'arrive de repenser à cette nuit. Avec les ans, j'ai relativisé, même si j'ai eu énormément de difficultés à le faire surtout dans les premiers temps.
A l'époque, je m'en voulais d'avoir été aussi légère, aussi stupide. Que m'était-il passé par la tête !
D'ailleurs, depuis ce matin-là, je ne l'ai plus jamais revu. Enfin si ! Comme tout le monde, je vois son portrait partout dans la presse et sur les immenses panneaux publicitaires. Sans parler de ses nombreuses apparitions à la télévision dans diverses émissions populaires. Mais, je les fuis le plus souvent.
Et, comme je n'arrivais plus à me souvenir de ce que j'avais pu lui raconter sur moi, depuis ce matin-là j'ai cessé de fréquenter les lieux fétiches où j'aimais tant me rendre.
Comme le café où j'aimais écrire, la librairie où j'adorais acheter de nombreux livres qui recouvrent mes bibliothèques et tellement d'autres endroits.
Je voulais être certaine de ne plus jamais le revoir.
Cela ne fait que quelques mois que j'ose enfin y retourner. Je suis certaine que cet inconnu est passé à autre chose depuis le temps tout comme moi.
Même le jour où j'ai appris de mon médecin de famille que cette nuit avait eu d'autres conséquences, je n'ai pas voulu le contacter.
Je grimace en me souvenant du savon que le vieux docteur qui m'a vu grandir et devenir une jeune femme m'a passé ce jour-là. Je le vois encore assis derrière son imposant bureau m'observer derrière ses lunettes rondes.
Consciente du risque que j'avais pris en n'étant pas capable de confirmer l'utilisation de préservatifs, je l'avais écouté m'expliquer les risques des rapports non protégés et les éventuelles MST.
Droite comme un I, la tête baissée, les mains croisées sur mes jambes, je ressemblais à une adolescente prise en faute que je n'avais jamais été avant.
Assis à mes côtés, Jack, mon beau-père avait acquiescé à chaque parole du docteur. Lui, qui m'avait tenu un discours identique quelques jours plus tôt.
Quelques jours plus tard, tous les tests étaient revenus négatifs sauf un.
Mon objectif principal à l'époque n'avait jamais été de devenir mère à dix-neuf ans. A cette époque, je voulais terminer mes études de littérature, écrire pour le journal de l'université et surtout, me faire un nom parmi les grands auteurs anglais.
Complètement choquée par la nouvelle, j'avais refusé d'avorter. C'est d'ailleurs étonnant ce sentiment nouveau que j'ai ressenti à ce moment-là, comme si je découvrais qu'un amour infini pouvait exister. Jack et mon père m'avaient soutenue du mieux qu'ils le pouvaient me permettant de terminer mon année universitaire.
Je fronce les sourcils, me redresse et secoue la tête en observant les nuages aller et venir devant le soleil à peine levé. Le ciel est gris aujourd'hui. Il risque de pleuvoir une partie de la journée.
Non, je ne regrette pas cette nuit car, elle m'a apporté un cadeau merveilleux : celui de devenir mère.
D'ailleurs, je prends mon rôle très à cœur. Depuis sa naissance, je donne tout mon amour à cette petite fille aux yeux si différents des miens mais si semblables à ceux de cet inconnu.
Je sais que je ne le reverrai sans doute jamais et que, quand elle sera grande, elle me posera beaucoup de questions sur son père. Mais, pour l'instant, je ne suis pas inquiète. J'improviserai sur le moment !
Le téléphone sonne et me sort de ma rêverie. Je quitte la baie vitrée et l’attrape sur le guéridon près du canapé où je m'assieds. Je reconnais tout de suite ce numéro qui me téléphone assez souvent depuis quelque temps.
— Bonjour Andréa, dis-je en souriant.
— Salut Léa. Est-ce-que vous passerez à dix heures aux studios ? On s'occupe des auditions finales pour les rôles principaux.
Pendant qu'elle parle, je prends mon agenda à la couverture en cuir noir et regarde si mon père est à la maison ou dans sa boutique aujourd'hui.
Il m'arrive quelquefois de lui déposer ma puce pour quelques heures. Souvent, quand j'ai besoin d'avancer dans un nouveau chapitre.
— Je serai là.
Je note le rendez-vous et souris en entendant son soupir de soulagement.
— Merci beaucoup. Nous nous voyons plus tard alors, continue-t-elle avant de raccrocher.
Le téléphone toujours à la main, j'envoie un message à mon père pour vérifier qu'il est bien chez lui aujourd'hui.
Je sais que je ne devrais pas attendre trop longtemps sa réponse. Son téléphone n'est jamais loin au cas où.
J'ai à peine le temps de boire une gorgée de thé qu’il me répond.
« Je vais pouvoir continuer son portrait ».
Je souris en lisant sa réponse. Complètement fou de sa petite fille !
Je n'ai pas beaucoup de temps ce matin et, si je veux être à l'heure à la réunion, il est temps de s’y mettre.
Lorsque je passe près des escaliers, je tends l'oreille. Il n'y a aucun bruit dans la maison comme tous les matins à cette heure-ci. Rassurée, je me rends dans mon bureau.
C'est la pièce que je préfère dans cette maison. Jack m'a aidé à le décorer. Je voulais lui donner un côté épuré pour éviter les tentations de distractions.
Les murs sont ornés de bibliothèques aux noms imprononçables où quelques classiques côtoient des livres moins connus.
Le bureau, lui est ancien. Trouvé dans un vide grenier quelques semaines après mon seizième anniversaire. J'ai eu un coup de cœur. J'ai passé beaucoup d'heures à travailler dessus.
J'ouvre le tiroir de bas et sors un petit cahier à la couverture fatiguée par les manipulations. Elle est d'ailleurs écornée à plusieurs endroits.
Je tire ma chaise de bureau et m'y assieds. Ce carnet m'a servi au moment d'écrire mon premier roman. C'était mon référentiel pour les personnages de l'histoire. Là où j'ai décri les traits de personnalité de chacun et leur biographie.
Presque religieusement, je tourne les pages et redécouvre les personnages de mon premier roman «Moïra». Roman qui est l'histoire d'une jeune anglaise de seize ans, née aveugle et qui découvre la vie à travers les chansons de son idole, un parfait mélange des chanteurs que j’adorais écouter à l’époque.
J'ai fini ce livre la veille de mes vingt ans et l'ai fait lire à Angie, ma meilleure amie. Elle avait tellement aimé qu'elle l'avait envoyé à plusieurs éditeurs dans mon dos. Chose que je n'avais pas eu le courage de faire.
C'est grâce à elle que je suis là où j'en suis.
Je tourne la tête vers la cheminée de mon bureau lorsque la vieille horloge qui s'y trouve sonne huit heures. J'aime les antiquités et celle-là est particulièrement ancienne.
Je ferme mon cahier, me lève, remets la chaise correctement devant le bureau et sors de la pièce.
Dans le couloir, je rejoins les escaliers et monte à l'étage me préparer.
Sans faire de bruit, je passe la tête dans la chambre d'Eleanore et vérifie qu'elle dort encore.
Endormie, elle tient dans ses petits bras son doudou préféré. Un chat en tissu qui ne ressemble plus à rien. Mais, elle l'aime et n'arrive pas à s'en passer.
Doucement, je ferme la porte et me rends dans le dressing pour choisir ma tenue du jour. J'opte pour quelque chose de sobre et prépare le tout sur mon lit et vais dans la salle de bain prendre une douche.
Emballée dans une épaisse serviette en coton blanc, je suis en train de me démêler les cheveux devant la coiffeuse de ma chambre lorsqu’Eleanore arrive dans la chambre. Elle traîne derrière elle son gros doudou et a dans sa bouche sa tétine. Son visage est encore tout endormi. Ses cheveux sont en bataille.
Elle tend les bras vers moi. En souriant, je la soulève et la serre contre moi.
— Bonjour petite fée.
La tête cachée dans mon cou, elle murmure un timide bonjour avant de lever la tête vers moi et de prendre une mèche mouillée dans sa petite main gauche pour sentir l'odeur de mon shampoing.
Je l'embrasse, la dépose sur mon lit et termine de me préparer.
En sous-vêtements, j'enfile mes vêtements avant de me maquiller. Dans le miroir, je vois Eleanore jouer à m'imiter en faisant semblant de maquiller ses yeux. Elle est adorable. Je sens mon cœur de maman fondre.
Une fois prête, je la prends dans mes bras, la serre contre moi et nous descendons dans la cuisine.
Je l'installe dans la chaise haute. Elle sourit et attend patiemment que je prépare son cacao, son carburant pour une belle journée bien remplie.