— C’est quoi la prochaine étape ?
Les deux mains dans le plat de pâtes à pizza que je pétris, je jette un coup d’œil amusé à la tablette. Je l’ai coincée contre une bouteille en verre remplie de jus d’orange posée sur la table de la cuisine.
Allongé sur le ventre sur le lit, les mains jointes sous son menton, Alexander ne quitte pas les mouvements de mes mains des yeux. On dirait un chat qui guette le meilleur moment pour attraper le morceau de laine et jouer avec.
En discutant avec Eleanore, il a appris que nous allions manger de la pizza. Depuis, il suit toutes les étapes de la recette...au lieu de dormir.
— Quand elle sera suffisamment travaillée, il lui faudra beaucoup de repos, je réponds en continuant mes mouvements avec application.
Ce qui est très compliqué en me sachant observée aussi attentivement.
Le secret en cuisine, c’est de toujours prendre le temps.
C’est principalement pour ça que j’aime tant cuisiner. C’est vraiment le seul moment où je ne cours pas entre deux rendez-vous, deux chapitres. La seule qui réussit cet exploit de ne pas me faire courir pour profiter pleinement de l’instant présent est Eleanore.
C’est d’ailleurs en cuisinant que j’ai les meilleures idées pour mes histoires. J’ai d’ailleurs plusieurs calepins cachés un peu partout dans la pièce et plusieurs crayons toujours à disposition pour noter ces idées dès qu’elles arrivent.
— Tu as l’air tellement détendue quand tu cuisines.
Et c’est le cas. Pour certaine personne c’est le sport. Pour d’autres, le sexe. Moi, c’est en cuisinant que je suis détendue.
— Boum...fite, i faut une ambulanche.
Assise sur le sol à quelques pas de moi, Eleanore joue avec ses petites voitures. C’est quelque chose qui me tient à cœur depuis sa naissance. C’est important pour moi qu’elle n’ait pas que des jouets genrés. Alors, et même si ses préférences vont aux jeux mixtes comme les Playmobils, je pioche dans les jeux « pour » garçons et lui achète des voitures, des déguisements (policier, pompier,…), un établi. La liste est assez longue.
Elle fait grimper ses voitures sur la façade du réfrigérateur avec des bruits d’explosion.
Je souris. Alexander aussi. De la manière dont la tablette est posée, il ne peut pas la voir, mais il l’entend jouer.
— Comment se passe le tournage ?
Alexander attrape sa tablette pendant qu’il se tourne sur le côté. Heureusement que je n’ai pas le mal de mer car les mouvements sont violents. Je fronce les sourcils quand, sans le savoir, l’écran me montre pendant quelques secondes sa table de nuit. Je dois rêver. Pourtant, je suis certaine d’avoir aperçu mon premier roman. Je secoue la tête en profitant de son inattention. C’est idiot car, je ne vois pas pourquoi Alexander aurait un exemplaire de mon roman sur sa table de nuit.
— Il ne reste que les scènes de combat et les cascades. C’est la partie que je préfère.
Il est étendu sur son côté droit. La tablette doit être posée sur la place libre du lit de deux personnes qu’il occupe.
— Tu ne joues que dans des films d’action ?
— Non, j’ai joué dans des films d’auteurs, dans une grosse comédie romantique. Le prochain film que je tourne est une comédie romantique.
Je rougis en me souvenant de cette soirée à Camber. Là où je lui ai donné la réplique pour l’aider à apprendre ses dialogues. Et surtout, la manière dont cette soirée a failli se terminer.
— Mais disons que les producteurs pensent d’abord à moi pour les films d’action. De toute façon, c’est vraiment ce que je préfère. J’adore l’adrénaline qui coule dans mes veines au moment de tourner une cascade, continue-t-il sans se rendre compte de mon trouble.
— Tu t’es déjà blessé ?
Alexander rigole. J’adore son rire grave.
— Pas qu’une fois.
Pétrir, retourner, pétrir, retourner. Encore quelques minutes et elle pourra se reposer pendant quelques heures avant d’étaler et garnir la pâte.
— Gravement ?
Il soupire, se passe la main dans les cheveux.
— Une fois...c’était de ma faute. Je pensais bêtement que je connaissais mieux mon métier que le cascadeur. Depuis, j’ai appris ma leçon. Être bloqué dans un lit d’hôpital sans pouvoir bouger pendant plusieurs semaines te fais vraiment redescendre sur terre.
Je me mords la lèvre du bas. J’hésite...j’ai peur qu’il prenne mal ma question.
— Tu avais la grosse tête ?
C’est sorti tout seul. Je n’ose pas le regarder alors, j’enlève la pâte que j’ai sur les mains avant de couvrir le plat avec une serviette humide.
— C’est ça...j’étais devenu tout ce que je m’étais juré de ne jamais devenir. Un acteur prétentieux, imbu de sa personne.
Je hoche la tête. Je n’arrive tellement pas à l’imaginer de cette façon. Il semble toujours tellement gentil avec tout le monde.
— Je faisais des caprices sur les plateaux de tournage. J’exigeais des choses que même certaines grandes stars ne réclament jamais.
Il soupire et se laisse tomber sur le dos. L’image tressaute légèrement à cause du mouvement du matelas. Je n’ose pas m’éloigner de la tablette. Je sens le reste de pâte à pizza sécher sur la peau de mes mains. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus agréable, mais je n’ose pas bouger.
— Cela n’excuse rien...mais ce n’est pas facile d’être entouré de personnes qui te répètent sans cesse que tu es le meilleur acteur de ta génération, que tu seras aussi grand que les plus grandes étoiles du cinéma. La chute de plusieurs mètres m’a obligé à rester alité assez longtemps. Ce sont mes parents qui ont pris soin de moi, et ils m’ont rapidement remis les pieds sur terre.
Il soupire à nouveau. Moi, j’ose à peine respirer. Il sourit en fixant le plafond et murmure :
— Cela ne faisait que quelques semaines que je pouvais à nouveau marcher correctement quand je t’ai rencontré. Au début, je pensais que je te voulais parce que tu étais un nouveau caprice, comme un enfant qui veut un nouveau jouet. Tu étais si différente des filles que je fréquentais.
L’image bouge à nouveau quand il se tourne vers l’écran pour me regarder.
— Mais avec le temps, je sais que ce n’était pas pour ça. Je me souviens de chaque mot que nous avons échangé ce soir-là. Pour la première fois, j’ai eu l’impression grâce à toi de redevenir moi. Le type un peu maladroit et timide. Celui qui voulait se servir de sa célébrité pour aider les plus démunis. Tu m’as sauvé sans t’en rendre compte. Quand tu es partie ce matin-là, j’ai cru que c’était la façon dont le karma se vengeait de ces années où je me suis comporté comme un monstre.
— Ne touches pas à ce pot, ma chérie, je dis sans quitter l’écran des yeux.
Maman avant tout, j’ai quand même conscience de la présence de ma puce dans la pièce, et je sais, sans la regarder ce qu’elle est en train de faire.
Eleanore recule du meuble et recommence à jouer avec ses voitures.
Mes yeux sont écarquillés. Alexander est à présent assis sur le lit. Lui aussi ne quitte pas la tablette des yeux. Les sourcils froncés, il scanne les expressions qui passent sur mon visage pour savoir si je suis choquée par ses confidences.
A vrai dire, je ne sais pas quoi répondre à ça. Je me sens coupable d’être partie, et encore plus en l’entendant dire qu’il a cru pendant longtemps que c’était à cause du karma.
— Excuse-moi, je n’aurais pas dû te dire tout ça. Le souci avec toi, c’est que je me sens tellement bien en ta présence que ma bouche a l’impression qu’elle a le droit de répéter tout ce qui me passe par la tête.
Mes joues rosissent. Une douce chaleur se promène dans mon corps et réchauffe mon cœur.
— Alexander, tu dois te sortir de la tête que c’était le karma. C’était juste une décision que j’ai prise pour nous deux et qui n’a rien à voir avec ce que tu as pu faire les années avant, je murmure timidement en fixant la table.
Je l’entends bouger dans le lit. Je jette un rapide coup d’œil et vois son visage se rapprocher. Il a pris la tablette dans ses mains. Il ferme les yeux, inspire et expire plusieurs fois et souffle doucement :
— Pourquoi es-tu partie ce matin-là ?
Nous y sommes. Je sais que cette fois-ci je ne vais plus pouvoir fuir cette question.
— J’étais gênée de mon comportement, je réponds en le regardant.
Il secoue la tête.
— Je sens depuis le début qu’il n’y a pas que ça, rétorque-t-il doucement. Je l’espère du moins.
Il a raison. Mon cœur bat plus rapidement dans ma poitrine. Mes jambes tremblent légèrement. Je m’accroche avec mes mains sales au bord de la table. Les lèvres pincées, j’acquiesce. Cela ne sert plus à rien de lui mentir.
— Tu as ressenti ce que j’ai ressenti la première fois que je t’ai rencontré ? Ce silence autour de nous malgré la musique. C’était comme si nous étions seuls au monde. Juste toi et moi assis autour de la table. Dès que je t’ai vu, ça a été évident pour moi que j’allais t’épouser un jour.
— Comme si...je...je te connaissais depuis toujours et que je te retrouvais après des années, je termine doucement en rougissant.
Malgré tout, je ne le quitte pas des yeux.
— Merde, Léa ! Pourquoi ?
— Parce que j’ai eu peur de ce que j’ai ressenti...C’était...c’est violent. Parce que tu es dangereux et que tu me fais ressentir des choses que je n’ai jamais ressenties, je murmure timidement pendant qu’un immense sourire éclaire son visage.