La pluie n’arrête pas de tomber sur Londres depuis le départ d’Alexander. Le ciel est gris comme mon humeur. J’attends les premières neiges avec impatience. Eleanore était bien trop petite l’an dernier pour s’en souvenir. Cette année, je veux que ce soit magique. Je veux voir de l’émerveillement sur son visage.
— Pardon ?
Je ferme les yeux. Jack est à moitié hystérique. Je viens de lui dire qu’Alexander voulait que je devienne sa femme.
— Alexander Wills t’a demandé de l’épouser. Léa, dis-moi que tu as dit oui ?
Je lève les yeux au ciel. Non mais ça ne va pas !
— Je le savais, ajoute-t-il en se massant les tempes.
Jack attrape sa tasse de thé et la boit par petites gorgées. Il me connaît trop bien pour savoir que ce n’est pas un engagement que je prends à la légère.
C’est quand même lier mon existence à quelqu’un d’autre jusqu’à la fin de ma vie.
— Hors de question que je l’épouse.
Je croise les bras contre ma poitrine. Le même geste que pendant mes rares crises d’adolescente.
Après le départ de l’acteur, nous sommes venues nous réfugier chez mes parents.
Jack et moi sommes assis dans le salon, juste à côté d’un feu accueillant qui me réchauffe. Sur la table basse, il y a deux tasses de thé et une assiette de biscuits maison.
— Qu’est-ce-que je vais faire de toi ?
Comme un tragédien grec, il fait de grands gestes. C’est un peu sa spécialité. Jack, quarante ans est le petit ami de mon père depuis quinze ans. C’est un styliste mondialement reconnu. Les plus grandes stars s’arrachent ses créations.
Il a tout de l’artiste dans sa manière d’être. Tantôt une attitude de dictateur avec les gens avec qui il travaille et d’une extrême bienveillance malgré tout. Un ange tombé du ciel. Je l’aime. Je l’aime comme un père et beaucoup plus que ma propre mère. D’une certaine manière grâce à notre complicité, Jack l’a un peu remplacée.
— Alexander Wills. Alexander Wills. Mais comment as-tu fait pour lui dire non ?
Je sais qu’il surjoue la surprise alors qu’il sait que je n’allais pas lui dire oui.
— Jack, un mariage sans amour n’est pas un mariage, dis-je en campant sur mes positions.
Son regard se perd dans le lointain. C’est le début des ennuis. Je n’aime pas quand il fait ça. Jack a une mémoire incroyable pour les détails. Je suis certaine qu’il cherche dans ses souvenirs des brides de confidences que j’ai pu lui faire après cette nuit avec Alexander.
Bien sûr, à l’époque quand je suis arrivée ici deux jours après, je ne savais pas qu’Alexander était un acteur très connu.
C’est après le repas, quand Jack m’a envoyé m’allonger sur le canapé pendant qu’il me préparait une tisane détox et que j’ai fouillé dans les quotidiens qu’il aime laisser sur le table basse que je l’ai appris. Alexander faisait la une de plusieurs d’entre eux.
— Notre petite Eleanore vous unit tous les deux. Parfois l’amour peut venir après. Je me souviens de cette discussion que nous avons eue ici même le surlendemain de cette nuit, tu m’as avoué qu’il t’avait plu. Qu’il t’était drôle et intelligent. Que c’est d’ailleurs pour ça que tu t’es laissée séduire. Contrairement à ce que tu prétends, ce serait facile pour toi de tomber amoureuse de lui.
Je m’étrangle à moitié en buvant mon thé.
Note à moi-même ne plus jamais faire de confidence à Jack !
Le pire c’est qu’il n’a pas totalement tort. C’est d’ailleurs pour ça que je me méfie autant d’Alexander.
— Eleanore n’aura plus de vie, je soupire en mordant dans un biscuit au chocolat.
Jack acquiesce et répond en souriant :
— Elle sera plus heureuse entourée de ses deux parents. Malgré ton âge lorsqu’elle est née, tu as tout de suite été une maman merveilleuse. Mais, Eleanore a le droit d’avoir son papa à ses côtés.
Jack où l’art de culpabiliser les autres en deux phrases.
— Sans doute, je murmure à contre cœur. Tu sais, j’ai eu deux papas merveilleux. Vous m’avez donné le bon exemple, ajouté-je tendrement. Sachant surtout qui j’ai comme mère.
Jack n’aime pas dire du mal des autres. Et surtout, il n’aime pas quand j’en dis de ma mère. Malgré les horreurs qu’elle a toujours dit sur lui !
— N’en veux pas à ta mère. Elle n’a pas eu le bon exemple pendant son enfance. Elle n’a pas su t’aimer à cause de ça. Je suis certaine qu’elle s’en veut à présent.
Il dit ça, mais nous savons tous les deux que je n’ai jamais compté pour elle.
Barbara, ma mère est une femme d’affaires impitoyable. Nous n’avons jamais eu de vraies relations mère-fille toutes les deux. Même pendant mon enfance. Elle s’est battue avec hargne pour avoir ma garde, mais ce n’était pas par amour, elle n’aime juste pas perdre une bataille. C’est ce qu’elle m’a dit bien plus tard. D’ailleurs, dès qu’elle a obtenu ma garde, elle m’a confiée à une nourrice qui s’est chargée de mon éducation.
Encore maintenant nos rapports sont conflictuels. Et encore plus depuis cette grande dispute où elle m’a conseillé d’avorter. Eleanore allait être un frein à l’avenir prometteur qu’elle me traçait dans son empire.
— Tu sais, je me souviens de comment était ton père lorsque tu venais ici. Il était rayonnant, heureux. Lorsque tu partais, une petite flamme s’éteignait dans son regard. Souvent, il me répétait que le plus dur pour lui était de rater les grandes étapes de ton enfance. Il le vivait très mal. Inverse les rôles Léa et mets-toi à la place d’Alexander. Si tu avais manqué les premières grandes étapes de ta fille, si tu avais ces beaux moments. Que voudrais-tu ?
J’observe Jack sans rien dire. Je suis toujours sous le choc. Je ne savais pas que papa vivait nos moments de séparations aussi mal. Je comprends enfin ce que Jack tente de m’expliquer depuis le début de notre conversation.
— Je voudrais pouvoir passer le plus de temps possible à ses côtés pour ne plus rien rater, je réponds doucement.
Jack acquiesce et ajoute en attrapant un biscuit dans l’assiette en porcelaine bleu pâle :
— Ce n’est possible que si tu vis avec ta fille.
Je réfléchis en le regardant manger son biscuit.
Est-ce-que Eleanore va m’en vouloir plus tard comme j’en veux à ma mère de m’avoir privé de mon père ? Est-ce-qu’elle aussi va ressentir ce vide dans son cœur ? Le même que celui que je ressens quand je pense à mes jeunes années.
Je suis certaine qu’elle est déjà très attachée à Alexander. Et, je suppose que lui aussi.
Être dans la maison de mon enfance m’aide à réfléchir plus posément.
Je suis contente d’être au calme pour mettre de l’ordre dans mes idées. Jack m’aide énormément. C’est mon confident de toujours.
Je sais qu’il ressent mon changement d’attitude et cette balance qui penche du côté d’une peut-être solution pour permettre à Alexander et Eleanore de passer du temps ensemble. Le plus de temps possible.
— Tu sais, je pense sincèrement que sa proposition était pour vous protéger toutes les deux.
Jack pince les lèvres après avoir dit ça. C’est le signe qu’il a hésite avant de parler.
Je le fusille du regard. Dans quel camp est-il ? Le mien ou le sien ? Ce n’est pas la famille d’abord ?
Malheureusement, c’est peine perdue. Jack trouve Alexander tellement talentueux !
— Ne protéger que notre fille, répliqué-je en secouant la tête de droite à gauche.
— Toutes les deux, insiste-t-il en hochant la tête.
Je ne compte pas changer d’avis et je sais que Jack va camper sur ses positions aussi. Je suis certaine d’avoir compris ce qu’Alexander m’a dit. Et, je reste persuadée que même si c’est plus nuancé, il veut quand même protéger sa carrière.
Je soupire, ferme les yeux et dépose la tête contre le dossier du fauteuil. Il y a quelques mois encore, je vivais une vie paisible et heureuse avec Eleanore.
Maintenant, je suis obligée de réfléchir à ce genre de chose compliquée.
— Parle-lui, laisse-lui une chance de s’expliquer. Je suis certain qu’il n’est pas aussi calculateur que tu me le décris.
Jack se tait deux minutes. J’ouvre les yeux et le vois me regarder avec un immense sourire.
— Je vais commencer à dessiner ta robe, ajoute-t-il en riant.
— Jack ! Je proteste en lui lançant un coussin. Je vais lui parler.
Jack m’observe plusieurs secondes avant de commencer à sangloter. C’est une vraie madeleine quand il s’y met.
Je me lève rapidement du fauteuil, m’assieds à ses côtés et lui prends la main que je serre fort dans la mienne.
— Tu sais, murmure-t-il, je te regarde et je vois encore la petite fille que tu étais lorsque je suis rentrée dans votre vie à ton père et toi. Regarde-toi, tu es une jeune femme magnifique, talentueuse et une maman extraordinaire.
Jack a gagné, j’ai les larmes aux yeux.
— Je t’aime papa, murmuré-je à son oreille avant de déposer la tête sur son épaule.
C’est un endroit familier et réconfortant comme quand j’étais petite et que j’étais triste. Même s’il était débordé, Jack ne se plaignait jamais de devoir stopper ses activités pour me consoler.
— Eleanore va dormir ici pour que vous puissiez parler tous les deux. Écoute -le vraiment, me supplie-t-il en me serrant contre lui.
— Je vais essayer.
Je me lève, retourne m’asseoir sur le fauteuil, attrape mon sac à main posé près du meuble et sors mon téléphone. Je déverrouille l’écran, accède à mes messages et tape : < Je pense que nous devons parler calmement. Peux-tu me rejoindre chez moi ? >
Je ne relis même pas et l’envoie. Je sais que si je réfléchis de trop, je vais paniquer. J’ai besoin d’être suffisamment calme pour réfléchir posément à la situation.
Mon père est dans son atelier au fond de la maison. Il est train de peindre Eleanore qui peint. Nous sommes une famille d’artistes. Lorsque je dis qu’Eleanore peint, je parle bien sur de coups de pinceaux aléatoires sur la toile.
— Tu vas bien ? me questionne-t-il les sourcils froncés.
— Beaucoup mieux qu’à mon arrivée, je réponds sincèrement.
Je dépose un baiser sur sa joue mal rasée et ajoute :
— Jack veut jouer au baby-sitter ce soir, cela ne te dérange pas ?
— Non bien sûr que non, répond-il en tournant la tête vers Eleanore qui est concentrée sur ce qu’elle fait. Tu dois parler à son père ?
J’acquiesce en la regardant aussi. Elle sort la langue et tend le pinceau devant elle.
— Une conversation d’adulte s’impose.
Mon estomac se serre en pensant à ce que nous allons nous dire.
— Jack t’expliquera notre conversation plus tard, j’ajoute doucement.
Je commence à m’éloigner après avoir embrassé Eleanore lorsque je reviens sur mes pas.
— Papa ?
Il quitte la toile des yeux et me sourit.
— Merci pour tout. Merci d’être si merveilleux depuis que je suis toute petite, j’ai une chance folle d’être ta fille.
Ses yeux brillent un peu.Il le cache en toussant et en s’essuyant les mains sur sa chemise de travail.
— Tu mérites tout cet amour. Tu sais que je n’aime pas donner des conseils, mais je sais ce que ça fait d’être privé de son enfant. Laisse-lui une chance.
Il s’approche de moi, me serre contre lui et dépose un baiser sur le sommet de mon crâne.
J’acquiesce et lui promet de prendre en compte ce qu’il a vécu pour écouter Alexander.
Je retourne vers le salon lorsque je vois Jack qui traîne sa table à dessins vers la pièce à vivre. Il n’aime pas travailler dans son atelier l’hiver. Il préfère la chaleur et la joie de vivre du salon. Je sais ce qu’il compte faire. Cet homme est vraiment têtu! Et après on se demande d’où je tiens de côté. Il ne faut pourtant pas chercher bien loin.
Je prends mon portable sur la table basse et lis la réponse de l’homme que je vais affronter dans peu de temps.
Il me faut trente minutes de chez mes parents à chez nous.
J’inspire, bloque ma respiration deux secondes et souffle plusieurs fois pendant que Jack m’accompagne jusqu’à la porte d’entrée du manoir. Il me serre dans ses bras.
— Laisse-lui une chance, murmure-t-il à mon oreille.
Je sais que Jack et papa ont raison et, c’est ce que je m’apprête à faire. Donner une chance à Alexander.
Caché sous un parapluie noir, je m’élance sous la pluie jusqu’à la voiture, sors mes clés de la poche extérieure de mon sac et entre rapidement à l’intérieur.
— Quand faut y aller, faut y aller, je me motive.
Je prends l’album des Stones que je mets à fond avant de démarrer la voiture.
Je fais signe à Jack qui attend toujours que je sois sortie de l’allée pour retourner à l’intérieur.
A partir de maintenant, il ne me reste que trente minutes pour prendre une décision. Je dois savoir si je laisse ou non une chance à Alexander. J’ai besoin de connaître ses intentions concernant notre fille. Je veux la vérité. Je préfère savoir maintenant s’il est sincère que quand elle sera trop attachée à lui.
Je roule doucement pour ne pas glisser sur la route détrempée.
Je suis persuadée que le temps passe différemment depuis qu’il est revenu dans ma vie. Le temps passe trop vite ou trop lentement. Il n’y a plus vraiment de juste milieu.
— Je dois faire les bons choix.
C’est ce que je me répète à plusieurs reprises. Je dois faire les bons choix pour Eleanore et son avenir !
Lorsque je stoppe la voiture devant la maison, je reconnais sa Porsche garée juste devant la maison. Lui est debout devant la porte de la maison. J’inspire et expire calmement. Ce n’est pas le moment de paniquer. Je m’apprête à sortir lorsqu’il arrive vers la voiture en courant sous la pluie.
Il entre dans la voiture côté passager pour se protéger de la pluie et lance joyeusement :
— Et si on allait faire une promenade ?