La treizième. Luludja est la treizième. Depuis toujours, il y a ce nombre, comme inscrit au fer rouge sur son front, gravé dans son âme comme on taille l’écorce des arbres. Personne, jamais, n’a pour elle écorché un cœur dans le blanc des bouleaux. Elle n’est pas faite pour l’amour, Luludja. Elle a les mains calleuses, la peau brune, les seins petits. Elle a six sœurs, elle a six frères. Ses sœurs sont toutes mariées. Un des frères est mort, deux sont partis, les trois autres ont épousé des filles du camp. Elle lave le linge à la rivière, Luludja, elle lave et elle chante, pour elle toute seule, des romances stupides auxquelles elle croit peut-être.
Elle a dix-sept ans, Luludja. Elle a pris son parti. Elle n’est pas stupide. Elle sait qu’il n’y aura personne. Personne pour épouser la treizième fille. Il aurait fallu plus qu’un nom de fleur pour conjurer le sort. La mère n’était pas raisonnable. C’est idiot de gâcher un joli nom pour une fille laide. Elle fuit les bassins d’eau calme, ne supporte que la vivacité des torrents. Elle refuse les miroirs comme elle refuse qu’on l’entende chanter. Elle a baissé les bras avant même de s’en apercevoir. Elle aime ses neveux et ses nièces, se dit qu’ils suffiront à son bonheur. Elle fait semblant d’ignorer le mépris de ses sœurs. Elle n’admet pas sa détresse quand un gitan aux yeux de braise détourne le regard en la voyant passer.
Pani, le plus vieux des frères, lui dit qu’elle est jolie. Il pince sa joue, il ébouriffe sa mèche. Il lui dit qu’il suffit d’attendre. Qu’un jour, un des hommes du clan, ou d’un autre clan, viendra pour elle. Elle ne le croit pas. Elle attend pourtant, en prétendant que non. Elle abîme ses mains à la rivière, elle laisse ses cheveux aller s’emmêlant, elle attend. La corne à ses pieds, les ampoules à ses doigts, elle s’enlise. Elle berce ses neveux et ses nièces, elle les endort de chansons. Elle s’endort sans passion.
Elle est stérile, la treizième, elle porte malheur. Elle ne doit pas connaître l’amour, elle qui apporte la mort. C’était écrit dans les runes, c’est la prophétie de la lune. La vieille l’a récitée, le jour où elle est née. La mère est morte, ce jour-là. La treizième, il vaudrait mieux qu’elle ne soit pas née.
Les nuits sans lune, elle court les dunes. Elle refuse de voir l’astre d’argent, elle s’exile de la lumière. Elle chante mieux dans le noir. Sa voix porte, caresse les herbes endormies, module des mirages dans les échos. Dans le silence des obscurités, elle peut se croire seule vivante. Il n’y a plus alors de regret pour ce qui n’est pas, ce qui ne sera jamais. Seule sa voix existe, et elle claironne sa revanche sur Séléné. Elle est l’amie des oiseaux nocturnes et accueille le vent froid qui tombe des étoiles. Elle s’allonge dans le sable que l’humidité colle à sa peau. L’écume dessine des lignes blanches dans le velours d’ombre du ressac. Rien n’est réel. Elle lance son chant à l’océan, laisse la marée lui caresser les pieds.
Le pèlerin. Le faux pèlerin. Le vagabond. Il a davantage couru les gueuses que les églises. Il échange une histoire contre une place au coin du feu. L’étranger divertit. On ne lui refuse jamais un bol de soupe. Il n’atteindra pas Compostelle. Les détours lui sont plus précieux que l’arrivée.
Il a eu toutes les femmes, cent fois. Il n’a pas compté, pas vraiment. Il y a l’étincelle de plaisir, la seconde où son cœur s’arrête, pourrait ne pas repartir. Mais ce n’est pas pour ça qu’il le fait. Dans le noir, son âme est nue, il a froid. Il ne dort qu’avec une autre chair pressée contre la sienne. Il a eu de toutes jeunes filles, il a eu des veuves. Il a eu des blondes, des brunes, et même une borgne. Elles sont toutes un peu la même. Elles se rejoignent au petit matin, quand l’ombre de sa silhouette, déjà, se confond avec le brun du chemin et qu’elles commencent à attendre. Il ne fait pas de promesses, ne dit pas qu’il reviendra. Elles attendent quand même.
Il a peur du silence. Il conjure de baisers le néant ; il abjure, pour un peu de tendresse, l’éternité. Il est parti pour faire pénitence, mais se damne un peu plus à chaque nouvelle lieue. Il n’en a cure, au fond ; il refuse juste de dormir seul. Les étreintes rapides, dissimulés au fond d’une grange, le risque d’être surpris par le mari, les rhabillements hâtifs, il les prend quand même, cependant, avec dans la bouche comme un goût de brûlé. Parfois, il voudrait juste s’arrêter et garder une de ces femmes, mais l’appel de la route se fait toujours le plus fort. Pas d’attaches. L’immobilité, bien pire que la mort. Il y croit vraiment, la plupart du temps. Des détours, il y en a tant eu. Son faux pèlerinage se compte maintenant en années. Se compterait, si le vagabond comptait ; mais il préfère laisser filer.
Elles ne le refusent jamais. Ce n’est pas qu’il est beau. Ce n’est même pas le velours de sa voix, ou les poèmes venus d’ailleurs. Juste, il ne s’attend pas à ce qu’elles refusent, alors elles n’y pensent pas. Elles cèdent, avant même qu’il ne commence à les séduire. Sur sa peau, il y a un parfum d’errance qu’elles voudraient lui arracher à force de baisers. Elles retournent à leurs maris, après lui ; mais il laisse en elles un vide qui soupire après la poussière des routes. Elles s’ennuient, après lui. Il ne se retourne jamais.
C’est une grotte au lit de sable, aux murs de roc. La mer y venait, autrefois. Plus depuis bien longtemps. Elle a pris l’habitude de s’y cacher des rayons lunaires, les nuits où l’astre haï triomphe, bien rond et blanc dans le ciel. Elle ne lance pas sa voix haut vers le ciel, ces jours-là. C’est à peine si elle fredonne. Le plus souvent elle se tait. La lune, si ronde et maternelle couve les autres filles du camp de sa lumière bienveillante. Elle met d’étranges désirs dans les cœurs et rend les ventres fertiles. Pour Luludja, elle n’est que moqueries froides et beauté inaccessible.
Il atteint la grotte par hasard. D’habitude, à cette heure de la nuit, il a déjà trouvé son logis depuis longtemps. Mais les portes du village lui sont restées fermées, et il a évité soigneusement le camp des tziganes. Les gitans et les vagabonds se ressemblent trop pour pouvoir s’entendre. C’est un murmure à peine chanté qui le guide vers la grotte, une voix de fillette trop vite poussée.
Elle se tait quand il rentre. Il fait si nuit dans le ventre de pierre qu’au début il ne la voit pas. Il l’appelle : tu es là ? Comme s’il ne le savait pas. Après tout, il l’a entendue chanter. Elle ne répond pas, alors il se met à chanter à son tour, une ballade ancienne dont il refabrique les paroles à chaque nouvelle étape. Ses mots dessinent les contours de la grotte, et les rayons de lune viennent caresser le visage de Luludja. Elle ne le sait pas, mais dans la lumière bleutée de la nuit, elle est belle. Elle connait l’air, et bientôt elle joint sa voix à la sienne. Leurs mains s’effleurent dans le noir.
Il embrasse sa joue, elle dit non, il dit pourquoi ? Elle ne sait pas répondre. Les mots pleuvent de sa bouche, ils l’étourdissent, elle est perdue. Il dit viens, viens, je te veux, viens, laisse-moi te toucher, te caresser, montre-moi, dis-moi, viens, je t’aime. Elle ne sait pas répondre. Sa robe tombée au sol, elle dit, ultime défense : je ne suis pas faite pour l’amour. Il dit fadaises ! toutes les femmes sont faites pour l’amour, je le sais bien. Elle dit dans sa tête : je ne suis pas une femme, je suis la treizième fille. Les mots ne franchissent pas ses lèvres. Ils sont perdus dans un gémissement.
Il part au petit matin, quand à peine point le jour. Elle dort encore, ses cheveux comme un animal confiant qui s’enroulerait autour de son cou. Ce n’est plus une femme, juste une gamine. Il y a quelque chose d’un peu déchirant dans la façon dont ses mains sont jointes. Comme si elle priait en dormant. Il ne la réveille pas. Il dessine un cœur sur le sable de la grotte. Un adieu, un je t’aime. Il se sent plus sentimental qu’à l’habitude. Il reprend la route. Pas de regard en arrière, il se mépriserait. D’habitude, il n’y pense même pas.
Elle reprend sa vie d’ostracisée. Elle ne dit rien à personne. Elle attend. Il reviendra. Il ne reviendra pas. Elle est lucide. Elle est fantasque. Chez les infortunés, l’espoir est toujours ce qui meurt en dernier. Comment pourrait-il lui revenir. Il ne sait ni son visage, ni son nom. Les mois passent et bientôt, elle ne peut plus l’ignorer : il lui a laissé plus qu’une mélancolie douce-amère. Dans le secret de ses entrailles grandit le fruit de son unique nuit d’amour. Cadeau empoisonné.
L’été se change en automne avant qu’on ne remarque sa disgrâce. Pani est celui qui la connaît le mieux. Il est le premier à voir. Il l’interroge, encore et encore, les mêmes questions, sans cesse. Elle ne répond pas. Que pourrait-elle dire ? Elle ne sait ni son nom, ni son visage. Il est pour toujours une ombre, un mirage à la lisière de ce qu’on ne prononce pas. Pani devine : c’est un gadjé, un non-gitan, pas vrai ? La déception sur le visage du frère blesse plus que toutes les lames glacées des médisances.
Pani a toujours été le meilleur des six frères. La colère passée, il arrange, il répare. Il fait l’impossible et trouve à sa sœur un mari. De services en serments, un ami d’un autre clan accepte de prendre la treizième fille pour femme.
Balo est un bon mari. Il sait qu’elle porte l’enfant d’un autre, mais il n’en parle jamais. C’est lui maintenant qui va chercher l’eau à la rivière, qui allume le feu. Les femmes ne murmurent plus sur son passage. Et Luludja a désormais sa propre roulotte, où ils habitent tous les deux. Elle n’aurait jamais imaginé que cela arriverait un jour. Elle devrait être heureuse. Le ciel a la couleur des deuils et son cœur ne bat plus qu’au ralenti. Elle a arrêté de chanter.
Les gitans ne restent jamais bien plus d’un an au même endroit. Novembre assassine les frondaisons et le clan se prépare au départ. L’enfant est pour bientôt. La vieille dit qu’il naîtra à la prochaine pleine lune.
Luludja laisse ses pieds nus la traîner sur l’estran, elle n’a pas de but. Elle joue de loin avec l’idée d’une noyade. Son ventre est trop rond, trop lourd pour elle. Laisser les vagues la submerger, ne pas lutter, juste attendre que le sel la suffoque. L’eau est trop froide pour ce genre de jeux. Elle rentre au camp avec le silence pour compagnon.
Au soir de la première étape, Balo s’endort comme une masse. Luludja retrouve ses habitudes nocturnes et s’échappe en secret. Elle ne sent ni le froid, ni le vent. Elle marche. Elle parcourt en sens inverse tout le trajet qu’elle a effectué à l’arrière de la roulotte. La lune est pleine, elle jette sur le chemin des ombres grotesques. Luludja n’a pas peur. Elle sait où elle va. Dans le silence des nuits, on peut entendre les vagues écorcher les rochers à des kilomètres. Elle marche toute la nuit.
Le matin point quand elle atteint la grotte. Le lit de sable est froid mais doux. Elle s’allonge, ferme les yeux. L’inconnu a soudain un visage. Il lui sourit, lui dit qu’elle est belle. La fièvre annihile la douleur. Presque.
Le sable est rouge. L’enfant respire à peine. Son premier cri était de résignation. Luludja ne sait même plus si ses yeux sont ouverts ou fermés. Le plafond de la grotte danse au-dessus d’elle. Elle attend que le sommeil les emporte.
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Notes :
Ce texte est inspiré par la chanson Hijo de la luna, de Mecano.
Mon amie Via a commencé à en proposer une réécriture et a eu le malheur de me faire lire son texte en avant-première. Il était impossible que je résiste à la tentation, et j'ai donc pris le contre-pied de sa vision de cette légende.
Mon amie Via a commencé à en proposer une réécriture et a eu le malheur de me faire lire son texte en avant-première. Il était impossible que je résiste à la tentation, et j'ai donc pris le contre-pied de sa vision de cette légende.
Note de fin de chapitre:
N'hésitez pas à laisser un petit mot, et surtout, surtout, allez lire la version de Via !
Les deux textes sont réunis dans la même série... :D
Les deux textes sont réunis dans la même série... :D
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