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Notes d'auteur :
Voici la suite (et fin ?) de Leyme !

Je tiens à remercier très chaleureusement tout.e.s celles et ceux qui m'ont lu ! J'ai adoré être perdue dans le Manoir et être pourchassée par des fantômes à vos côtés !
Merci aussi aux organisatrices !


CEPENDANT GROS TW pour ce texte
Ce n'est pas une série de texte spécialement joyeux, mais celui-là est particulièrement morbide et touche à l'enfance.


Vos contraintes : - Votre chapitre doit se dérouler le matin.
- Votre chapitre doit se dérouler par un temps pluvieux.
- Vous devez insérer une citation de votre choix sur un thème donné (l'imagination). citation de Roger Fournier
- Les émotions suivantes sont interdites : sérénité, apaisement, bonheur, joie, extase.
- Vous avez deux éléments, un type de personnage et un objet. L’un doit avoir une place centrale dans le texte, l’autre doit avoir une certaine importance mais ne peut être mentionné que trois fois maximum : à vous de choisir lequel. OBJET : Un livre abîmé. PERSONNAGE : Un.e enfant mélancolique.
Les secours sont arrivés dans les petites urgences rarement utilisées de Leyme. Encore plus rarement utilisées pour ce genre de cas. Ils sont arrivés dans le silence, toutes lumières éteintes, sous une pluie drue qu’on aurait crue faite exprès, s’écrasant sur le bitume, les gouttes comme des enclumes.
On imagine toujours ce type de service dans une effervescence brusque et lumineuse, typique de ceux qui font la course contre la mort. Mais l’arrivée des sauveteurs, cette fois-là, ressemblait plutôt à une procession. Ils déchargèrent le brancard dont les pieds se déplièrent. On entendit seulement les crissements du fer qui se déploie comme des pattes d’insecte. C’était le seul bruit dans le silence, comme si le monde s’était arrêté. Les enfants de Leyme ne jouaient plus, les fous avaient arrêté leurs marches résignées et hagardes, mêmes les patients à l’agonie retenaient leur souffle au péril de leur vie. Quelque chose se passait.

La couverture qui recouvrait le brancard était à peine froissée, on ne distinguait aucun corps, seulement une forme de boule, comme un chat enroulé sur lui-même, la queue sur le museau, se réchauffant dans le lit de son maître. Comme quoi, « l'imagination a été inventée pour alimenter l'espoir » : aucun animal paisible ne ronronnait là-dessous. Le cœur avait cessé de battre dans l’ambulance, dans une évasion attendue mais inespérée. Inespérée dans toute l’horreur que ce mot renferme. Inespérée : une lutte contre l’espoir. On ne souhaitait pas le départ d’une âme, qu’il soit doux ou pas, on souhaitait simplement que n’arrive pas cette évasion, pourtant augurée. Comme l’eau dans une main s’enfuyant inéluctablement, mais dont on espère qu’elle ne s’écoulera pas, qu’elle existera encore quand on la portera à ses lèvres.
En effet, lorsqu’on l’avait embarqué, le visage n’avait pas encore bleui, le cœur, quelque part, semblait encore pulser alors que les lumières criardes de l’ambulance tournoyaient dans le petit matin encore noir, alors que la sirène semblait tellement palpable qu’elle déchirait le ciel d’encre et la campagne toute autour, ployant branches et coupant l’herbe. Métaphoriquement, tout se trouvait déraciné sur le passage de l’ambulance, comme la vie qu’elle avait cru réussir à secourir et qui s’était envolée.

Les ambulanciers, ces grands types, ces Amazones, semblaient subitement riquiquis face à la vie et au jeu de la mort, face à la marche funèbre des choses. Ils étaient comme courbés vers le sol, comme des Atlas, comme des vieillards, tentant de récupérer quelque chose à terre en paysans de Jean-François Millet. Ils semblaient vouloir arracher des racines, qui traîneraient sur le sol plastifié de l’hôpital dans lequel ils entraient, pour leur redonner vie, pour recréer un bois miraculeux aux feuillages animés par le vent. L’étrange procession était fermée par une femme, soutenue par un homme. « Soutenue » est un grand mot, parce que lui-même semblait hagard. Il n’aurait su dire s’il se trouvait dans un couloir d’hôpital ou sur une plage paradisiaque. Il paraissait ne rien voir, ne rien entendre, ne sentir aucune odeur médicamenteuse. Aucune réalité ne l’atteignait. Il ne parvenait qu’à enlacer sa femme, très fort. Mais celle-ci non plus ne semblait rien comprendre, à peine sentir l’étreinte de son époux. Elle répétait inlassablement « c’est ma faute, c’est ma faute... », comme un disque rayé.

Franz avait doucement suivi le convoi, intrigué par le brancard qui portait le petit chat, comme un landau vide. Lorsque les secours s’entretinrent avec le personnel soignant, il eut du mal à comprendre ce qu’ils se disaient. Le docteur notait des informations. L’Allemand jetait des regards par-dessus les épaules, mais ce document administratif rédigé en français lui restait muet.
Suite à la conversation, le médecin se dépêcha d’attraper un vieux livre abîmé pour y ranger le papier. Comme s’il fallait que la feuille soit rapidement cachée entre les pages jaunies.

Franz, dans un mouvement, partit chercher la petite Clara et ils revinrent immédiatement à travers pierres. Elle était toujours ravie d’aider ce garçon blond à comprendre les adultes, elle était ravie de lui faire la lecture. Elle se découvrait une passion, pensant devenir institutrice dans la mort puisqu’elle n’avait rien pu être de son vivant. Elle avait neuf ans pour l’éternité.
Clara était heureuse d’être utile à ce soldat. Pour elle, un soldat gentil et si bien habillé de son bel uniforme, de marque comme celui-là, était forcément quelqu’un de bon, du bon côté. En plus il boitait, prouvant bien qu’il s’était vaillamment battu contre l’ennemi qu’elle pensait commun. Clara serait éternellement trop jeune pour comprendre les enjeux de la Seconde Guerre Mondiale, comme elle était bien trop petite pour comprendre la portée des mots reposants sur la couverture de l’ouvrage usé et qu’elle lut à haute voix, très appliquée, pour Franz : « Mort subite du nourrisson. »

A ces mots, qui paraissaient enfantins car épelés avec une grande naïveté, Franz ressentit quelque chose qu’il n’avait plus ressenti depuis qu’il était mort, quelque chose comme une dépression interne. Comme si tout le corps, toute l’âme, toutes les particules qui ne le constituaient plus, voulaient se cacher sous terre. Quelqu’un né plus tard que Franz aurait trouvé que cela s’apparentait à cette sensation où tout va trop vite alors que le wagon dévale le grand huit, cette dépression bien spécifique des organes qui cherchaient à retrouver le nombril du globe.

« Merci Clara, va-t’en. » lâcha-t-il froidement, comme si le départ de Clara permettrait à ce terrible évènement de se terminer, de n’être jamais arrivé.

La petite fille fût outrée qu’il lui parle sur ce ton après qu’elle lui ait offert son aide. Elle s’en alla tout de même, vexée, bien décidée à bouder le seul adulte qui la considérait comme une institutrice, comme une grande. Mais si Franz l’avait chassée, c’était pour la protéger, avant qu’elle ne comprenne vraiment ce qu’il se passait, ce qu’elle avait lu ; pour protéger la fraîcheur de l’enfance que sa leucémie n’avait jamais réussie à emporter.

Franz regardait les vivants, les parents, et la couverture qui ne recouvrait presque rien.
Là aussi, pour la première fois depuis qu’il était mort, il se dit qu’il avait peut-être de la chance, après tout.

Le médecin se décida enfin à parler à la famille. Il s’approcha. Il semblait aller à peine mieux que ce couple. Il n’avait rien à dire de rassurant ou quoi que ce soit qui pourrait apaiser la douleur sourde qui pesait sur l’hôpital tout entier. La détresse parentale était légitime et il n’y avait rien à y faire. Il récita avec application ses cours, mais avant, il commença par cette phrase qu’il souhaitait faire résonner jusque dans les entrailles de la femme :

« Non, ce n’est pas de votre faute. »

Et il expliqua, tendrement, que ces choses arrivaient. Oui, même en 2024. Non, le rapport des secours attestait que le bébé était bien couché comme il fallait, les couvertures ne l’avaient pas étouffées, tout avait été parfaitement fait : ils avaient été de bons parents.
Sa litanie médicale et la chaleur artificielle de l’hôpital berçait Franz, la bouffée d’horreur coincée en lui devenait tiède, comme un cocon terrible. Le spectacle de douleur qui se jouait devant ses yeux l’absorbait totalement, comme on tombe en amour devant un tableau de maître. Il ressentait la même fascination respectueuse que celle éprouvée devant des rides d’expression finement dessinées, devant une scène dépouillée qui représentait la brute simplicité d’un instant de vie volé et figé.

Le monde sembla reprendre son cours.
Celle qu’on surnommait Santa Rita apparut. Esclarmonde l’avait baptisée ainsi peu après l’avoir découverte dans la grotte qui symbolisait un autre espace-temps de Leyme, une autre dimension. Après s’être cachée dans les entrailles oubliées du bâtiment, partout et nulle part à la fois, durant des millénaires, la femme préhistorique était enfin sortie de sa grotte, au sens littéral du terme. Sainte Spérie, puis l’Abbesse, avaient réussi à l’apprivoiser, et maintenant elle n’avait plus peur de côtoyer les nouveaux morts et les vivants. Elle s’approcha de Franz. Avec ses étranges grognements venus d’un autre âge, l’air infiniment triste des chiens égarés, elle montra ce qu’elle tenait dans ses bras : un nourrisson, doucement lové dans ses poils. Il dormait.

Il est une douce évasion pour qui n’a pas conscience de la mort, ni de la vie.
Note de fin de chapitre:
Merci d'être arrivée au bout de ces textes avec moi, merci de vos lectures, de vos commentaires !

Je vous dis à très bientôt pour un autre challenge ou... pour Leyme version grand projet qui commence doucement à s'écrire !
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