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Chapitre 1

 

Ce matin-là, comme tous les matins, ma mère s’agitait dans tous les sens. Alors que je prenais mon temps pour avaler mon jus d’orange et mes tartines de beurre, elle s’activait déjà à vider le lave-vaisselle, à passer un coup d’éponge sur les meubles de cuisine chinés en brocante suite au divorce de mes parents et à remplir quelques documents arrivés récemment.

— Ton bus arrive dans trente minutes, Myriam, me rappela-t-elle en ramenant derrière son oreille quelques mèches folles de son chignon noué à la va-vite à la sortie de la douche. Accélère un peu, tu veux ?

Tout en avalant plus vite que je n’aurais dû les derniers morceaux de mon petit-déjeuner, je jetai un œil à travers la petite fenêtre de notre cuisine. Un soleil radieux s’annonçait, logique pour un mois de mai, ce qui m’obligerait à enfiler une tenue légère.

Je me levai, vidai mon verre d’une rasade puis débarrassai la table avant de filer dans la salle de bain pour me préparer. J’enfilai jean bleu clair et débardeur blanc en soupirant, consciente que j’étais à dix-mille lieux d’être une gravure de mode. Je passai ensuite dans ma chambre, indifférente au bazar coutumier qui y régnait, attrapai mon sac à dos et une veste style tailleur à manche trois-quart avant de rejoindre l’entrée exiguë de l’appartement. Ma mère y était déjà en train de vérifier le contenu de son sac à main, sur le point de partir au travail.

— Je devrais rentrer un peu plus tard que prévu ce soir, m’annonça-t-elle sans même m’accorder un regard, puisque trop occupée à chercher je ne savais quoi dans le meuble de l’entrée - ses clés très certainement. Clara vient de m’envoyer un message, il faut qu’elle emmène son fils chez le médecin, du coup on échange nos plannings.

— Tu veux que je prépare le dîner ? demandai-je en glissant mes pieds dans une paire de tennis blanche qui aurait bien mérité un petit tour en machine.

— Non, ne t’embête pas, je ramènerai une pizza après avoir vu le dernier patient, dit-elle au moment où elle posa la main sur la poignée de la porte d’entrée, avant de s’immobiliser et d’ajouter : D’ailleurs, ce n’est pas ce soir que tu dois bosser un devoir de géographie avec un copain ?

— Un devoir d’histoire, maman, rectifiai-je, peu surprise qu’elle ne se souvienne pas des détails, tout en la suivant sur le perron. Si c’est ce soir mais on termine à quinze heures alors il n’y a pas de raison pour que je ne sois pas à l’heure à la maison pour le dîner.

Ma mère verrouilla la porte derrière nous et je la suivis dans le vieil escalier en bois de notre immeuble jusqu’à atteindre le rez de chaussée, deux étages plus bas. Une fois sur le trottoir, nous nous séparâmes sur un signe de main, maman rejoignant sa voiture garée un peu plus haut dans la rue, et moi prenant la direction de mon arrêt de bus.

Une dizaine de minutes de marche plus tard, sous un soleil éclatant annonciateur d’une énième journée caniculaire, je rejoignis l’attroupement d’adolescents habituel du matin. J’arrivais pile à temps puisque mon bus apparut au bout de la rue au moment où je me glissai au milieu des autres. Une fois à bord, je réussis à m’installer sur un siège solitaire, près d’une fenêtre, et profitai de mon trajet pour relire mon cours de physique-chimie de la semaine précédente, chose que je n’avais pas pris le temps de faire la veille au soir. De temps en temps, je relevai la tête de mon classeur pour regarder par la fenêtre et me repérer grâce au paysage urbain dans lequel j’avais grandi. Lorsque le bus passa sans s’arrêter devant l’arrêt que j’utilisais quotidiennement avant la séparation de mes parents, j’eus une pensée pour mon père, rester seul dans notre ancienne maison.

Mes parents n’étaient séparés que depuis quelques mois, la faute d’après eux, à une monotonie qu’ils avaient laissé peu à peu s’installer et qui avait fini par faire voler leur mariage en éclat. Papa avait gardé la maison puisque c’était un héritage de sa mère et qu’il n’avait pas encore terminé de la rénover ; maman, elle, avait cherché un nouvel endroit où loger et trouvé l’appartement dans lequel nous vivions à présent : une chose quasi antédiluvienne mais dont le loyer était accessible pour les ressources limitées de ma mère. Je préférais largement la douceur de la chambre qui m’avait vu grandir chez papa, aux neuf mètres carré chichement aménagés qui m’attendaient chez maman, mais l’accord trouvé entre eux stipulaient que je devais passer une semaine chez l’un, puis chez l’autre. Je n’avais d’autres choix que m’y faire.

Lorsque le bus s’arrêta dans un énième grincement et que je relevai la tête de mon cours pour regarder où j’en étais dans mon trajet, j’eus la surprise de constater que nous étions déjà arrivés. A croire que la physique-chimie était plus passionnante que ce qu’elle laissait deviner.

A la descente du bus, je me glissai au milieu de toutes les autres adolescents, prenant la même direction que le reste du troupeau : l’entrée du lycée, de l’autre côté de la grande place, marquée par d’immenses grilles en fer qui avaient connues des jours meilleurs.

L’établissement public dans lequel j’étais inscrite depuis près de deux ans était une vieille construction en brique, bâtie au nord d’une immense place qui avait pour habitude d’accueillir le marché hebdomadaire. Au centre de cette place, pavée et antique, se trouvait une fontaine de forme ronde, ornée d’une statue en pierre blanche salie par le temps et représentant Saint Georges terrassant son mythique dragon.

Assise sur le rebord, comme à son habitude, m’attendait Alicia, mon amie d’enfance.

De longs cheveux roux et bouclés lâchés au vent, un visage hâlé et bien dessiné où s’incrustaient des yeux d’un marron très clair, vêtue d’un tee-shirt turquoise et d’une jupe plissée couleur crème qui soulignait sa silhouette fine et qui lui descendait sur les chevilles, Alicia représentait à mes yeux la féminité la plus parfaite. Comme j’aurais aimé lui ressembler un peu plus. Ma mère aussi aurait aimé d’ailleurs. Mais j’avais malheureusement hérité d’un physique d’une banalité à toutes épreuves : maman m’avait légué son teint maladif de rousse, son visage rond d’éternelle enfant et sa plastique désavantageuse qui s’arrondissait facilement, tandis que papa n’avait réussi à glisser dans mon patrimoine génétique que son cheveu raide et noir comme la nuit. Seul point que je trouvais positif dans mon visage : mes yeux, d’un vert très clair, un mélange entre la couleur des prunelles de ma mère et la clarté du bleu glace de mon père.

Lorsque j’arrivai à moins de deux pas de sa paire de basket, Alicia leva la tête de son téléphone et me sourit.

— Salut ! David vient de m’envoyer un message, il sera en retard.

Je roulai des yeux, peu surprise par la nouvelle.

— Le contraire aurait presque été étonnant. Bien dormi ? demandai-je en m’installant à côté d’elle.

Mon amie esquissa un sourire en demi-teinte, tout en tapotant sur l’écran de son engin, certainement pour répondre à David.

— Pas vraiment, mais au moins cette fois-ci, ils ont éteint la musique à une heure du matin. Réussir à dormir plus de cinq heures est une petite victoire que je savoure.

De jeunes adultes en colocation avaient récemment emménagés dans l’appartement au dessus de celui des parents d’Alicia. Malheureusement pour eux, ils faisaient la fête quasiment tous les soirs et, malgré le nombre de fois où monsieur Janick, le père d’Alicia, était monté leur demander de faire moins de bruit, le boucan perdurait. Résultat, toute la famille accumulait fatigue et ras-le-bol.

— Ton père est intervenu ? demandai-je en observant les autres adolescents de notre lycée qui squattaient eux aussi la place, dans l’attente de la cloche annonçant le début des cours.

— Non, il s’est contenté d’appeler les flics cette fois. Mais je ne crois pas qu’ils se soient déplacés, je parierais plutôt sur un coup de chance.

Sur ces mots, Alicia glissa son téléphone dans l’une des poches de son sac de cours, au moment où la sonnerie se mit à retentir, appelant les adolescents à se réunir. Dociles, nous migrâmes vers les grilles où un bouchon se formait vu que tout le monde s’était levé au même moment. En jouant un peu des coudes, nous réussîmes à nous faufiler rapidement entre les autres et à rejoindre notre bâtiment.

Nous filâmes directement en direction de notre classe de français, piétinant derrière tous ceux qui empruntaient le même couloir que nous. Sans grande surprise, nous fûmes parmi les dernières à nous installer, sous le regard ennuyé de notre professeur. Tout en installant mon matériel à ma table, je coulai un regard vers le fond de la salle, là où un attroupement bruyant grossissait un peu plus à chaque fois qu’une des filles de notre classe de première pénétrait dans la pièce. La raison de ce phénomène était très simple et tenait en un mot. Enfin, un prénom plutôt : Anthony.

Arrivé quelques semaines plus tôt dans notre établissement, il avait rapidement attiré à lui une grande partie des spécimens féminins et célibataires dans son orbite. C’était compréhensible, on accueillait rarement un nouvelle tête par chez nous. Et puis, j’étais obligée de reconnaître que notre nouveau camarade de classe avait beaucoup de charme, détail non-négligeable.

Anthony était bien bâti, plus carré que la plupart des garçons de notre âge, il avait les cheveux bruns foncés, un regard noisette pétillant de vie et le sourire facile. J’aurais sans doute pu craquer moi aussi, s’il n’avait pas choisi de débarquer au moment où ma vie s’était mise à partir à vau l’eau.

— Veuillez tous rejoindre vos places, je vous prie, retentit la voix de notre professeur, une vieille dame aux cheveux blancs qui n’attendait certainement qu’une chose : pouvoir enfin prendre sa retraite.

Madame Moreau se leva de sa chaise pour fermer la porte de la salle au moment où je vis David apparaître au bout du couloir, courant à perdre haleine. Je filai un coup de coude à Alicia, assise à ma droite et lui désignai la scène du bout du stylo que je tenais en main.

— Attendez, je suis là ! s’écria notre ami en posant bruyamment sa main à plat sur la porte pour l’empêcher de se fermer.

Notre professeur sourcilla et je pus deviner le cheminement de ses pensées : elle était sans doute très tentée d’envoyer David chercher un billet de retard au bureau, puisqu’il débarquait plus de cinq minutes après la sonnerie. Le problème avec elle, c’était qu’on ne savait jamais à quelle sauce on allait être mangé : tout dépendait de ses humeurs.

Coup de chance pour mon ami ce matin-là, madame Moreau semblait être dans un de ses bons jours. Elle l’autorisa à entrer en classe sans prononcer un seul mot, lui désignant simplement de la main sa place qui l’attendait, non sans oublier de dresser un sourcil de désapprobation. Il se glissa alors entre deux rangées et se laissa tomber sur sa chaise, voisine de celle d’Anthony. Sentant sans doute mon regard sur sa personne, il releva ensuite la tête dans ma direction et m’adressa un petit salut enjoué auquel je répondis mollement, avant de me remettre face au tableau, concentrant toute mon attention sur le cours qui débutait.

 

 

Lorsque sonna la fin de ma journée, je pris mon temps pour rassembler mes affaires éparpillées sur la table, contrairement à mes camarades qui s’empressaient d’enfourner cahiers et stylos au fond de leur sac et de fuir la salle de classe. Non pas que je m’étais découverte une passion délirante pour notre professeur de physique-chimie - un solide gaillard d’environ un mètre quatre vingt pour une centaine de kilos, tout en gras et en calvitie - mais puisqu’il était l’heure pour Alicia et moi de quitter le lycée, nous avions le temps de traîner pour éviter la cohue dangereuse qui sévissait dans les escaliers à chaque récréation.

Mon amie avait déjà failli se briser les deux jambes quelques semaines plus tôt à la fin de ce même cours et en gardait un souvenir traumatisant ; elle n’avait évité les urgences que grâce aux excellents réflexes d’un garçon qui se trouvait près de nous à ce moment-là.

Tout en discutant d’une nouvelle série dont nous venions de débuter le visionnage, nous sortîmes bonnes dernières de la classe, nous attirant ainsi le soupir agacé de monsieur Toussaint, qui ne rêvait certainement que de nous abandonner pour s’offrir un café en salle des professeurs. Ce dernier nous dépassa d’ailleurs très rapidement dès qu’il eut verrouillé la porte et disparut au pas de course.

— Tiens, les voilà. Je t’avais bien dit qu’on les trouverait ici !

Au son de la voix de David qui avait retenti sans aucune discrétion dans notre dos, Alicia et moi nous retournâmes. Notre ami remontait le long couloir aux murs jaunis par le temps et au lino élimé, accompagné d’Anthony. Rien d’étonnant à cela, les deux garçons s’étaient découverts des atomes crochus dernièrement, et on les voyait de plus en plus rarement l’un sans l’autre.

Parvenus à notre hauteur, David passa aussitôt un bras autour des épaules d’Alicia et lui piqua un bécot sur les lèvres. Cela faisait plus de deux ans que ces deux-là s’étaient mis en couple et, malgré le temps qui passait, semblaient amoureux comme au premier jour. Selon l’humeur du moment, la célibataire que j’étais pouvait trouver leur comportement soit mignon, soit exaspérant.

— On ne devait pas se retrouver à la fontaine ? demanda Alicia.

— Barnon nous a lâché cinq minutes en avance, nous expliqua David, et comme je sais que vous prenez votre temps quand vous quittez celui de Toussaint, j’ai proposé à Anthony de venir directement vous chercher ici.

A la fin de son explication, David se tourna vers son nouvel ami, en quête d’une confirmation, mais ce dernier était plongé dans son téléphone. Je n’étais même pas sûre qu’il ait entendu ce qui venait de se dire.

Sans même nous concerter, nous reprîmes tous les trois la direction de la sortie, obligeant à Anthony à nous emboîter le pas. L’étroitesse des escaliers étant ce qu’elle était, je dus ralentir le pas pour laisser passer mes deux amis soudés l’un à l’autre et me retrouvai de fait à côté de notre nouvel ami qui semblait en avoir terminé avec son portable.

— C’est toujours bon pour toi de venir travailler l’exposé à la maison ? me demanda-t-il alors.

— Ouais, toujours, répondis-je. Par contre, je dois être rentrée pour dix-neuf heures. Ca te va ?

— Bien sûr, pas de souci. Je peux même te raccompagner en voiture, si tu veux, comme ça on aura plus de temps pour bosser.

Parce que je n’avais jamais été très à l’aise avec le fait d’abuser de la gentillesse des gens, surtout ceux que je ne connaissais pas depuis longtemps, je m’apprêtais à refuser poliment sa proposition. Mais, alors que nous parvenions à la sortie du bâtiment, Anthony ne m’en laissa pas l’occasion puisqu’il enchaîna aussitôt :

— Avant de refuser, il faut que je te prévienne : je vis un peu à l’écart de la ville. Il te faudrait prévoir au moins une heure de trajet retour en bus. Il vaut certainement mieux que je te serve de taxi.

Je fronçai légèrement des sourcils, mécontente à l’idée d’être obligée de supporter une situation qui avait le don de me mettre mal à l’aise. Mais je n’eus aucune idée lumineuse pour contrer son argument.

— Très bien, merci de me ramener dans ce cas, capitulai-je alors que nous dépassions les grilles du lycée.

A peine avais-je terminée de prononcer mes remerciements qu’une tempête blonde stoppa notre avancée en s’abattant sur nous. Enfin, sur Anthony pour être tout à fait exact.

La tempête en question se nommait Caroline, se retrouvait systématiquement dans ma classe depuis notre entrée au collège et ne pouvait pas me voir en peinture. Pour qui, pour quoi ? Aucune idée, mais le fait était qu’elle m’avait prise en grippe quasiment dès les premier mois passés ensemble dans une salle de cours, sans jamais se défaire de son animosité envers ma personne. Je n’avais jamais osé me renseigner à ce sujet.

— Tony, je t’attendais ! s’écria-t-elle, toute ravie, en glissant son bras sous celui du garçon.

Son geste trahissait une intimité que je ne leur connaissais pas. J’avais sans doute loupé un chapitre dans les histoires d’amour rocambolesques de Caroline. Plutôt étonnant puisque ces histoires avaient tendances à très vite faire le tour de la classe. Voire de l’établissement.

— Ca te dit qu’on aille prendre un truc rafraîchissant en ville ? proposa-t-elle rapidement à Anthony, sans laisser à ce dernier le temps d’en placer une. Je connais une boulangerie à quelques rues qui fait des glaces à l’italienne délicieuses.

Elle ponctua sa phrase d’un geste séducteur en glissant une mèche de cheveux derrière son oreille.

Me sentant de trop, notamment grâce au regard froid que Caroline ne se priva pas de m’envoyer en constatant que j’étais toujours là, je pris la décision de les laisser régler leurs affaires comme des grands et rejoignis mes amis quelques mètres plus loin. Ils n’avaient pas remarqués que nous ne les suivions plus.

En chemin, je fis tomber ma veste que j’avais noué autour de mes hanches. Je m’arrêtai et me baissai pour la ramasser et, se faisant, remarquai une boîte en carton, glissée sous la haie qui bordait le grillage de notre lycée. Cette dernière attira immédiatement mon attention, puisqu’elle était prise d’agitation. Intriguée, je m’approchai et tendis la main pour récupérer le petit contenant, fermé par une bonne épaisseur de scotch. Il s’en échappait des miaulements aigus.

Comprenant ce qu’il en était et horrifiée par ma découverte, je m’empressai d’arracher le scotch et d’ouvrir le carton pour y découvrir trois chatons : deux noirs aux yeux jaunes et un roux tigré aux iris bleus. Les petite boules de poils sortirent immédiatement leurs têtes de la boîte, à la recherche d’un peu d’air.

— Pauvres petites choses, lâchai-je à mi-voix, attristée de les découvrir ainsi abandonnés.

Comment pouvait-on traiter des vies innocentes de cette manière ? C’était inhumain. Leur propriétaire aurait dû assumer jusqu’au bout ! Ce n’était pas comme si c’était particulièrement compliqué de trouver des foyers à des chatons, quand même…

Je passai une main câline sur la tête du chaton le plus proche, l’un des noirs, qui vint immédiatement se frotter contre ma paume en miaulant. Je me demandai ce que j’allais bien pouvoir faire de ma trouvaille.

— Qu’est-ce que tu fais ?

La question d’Alicia me surprit, puisque je n’avais pas entendu mes amis approcher. Elle se tenait pliée en deux, les mains sur les genoux et la tête passée par dessus mon épaule pour regarder ce que je faisais. David était posté derrière elle, un peu en retrait.

— Je viens de les trouver, leur appris-je en leur montrant la boîte. Quelqu’un les a enfermé dans ce carton, sans même faire un trou pour laisser passer de l’air. Il y a vraiment des barbares, je te jure !

Alicia, grande protectrice de la faune et de la flore, se mit à gronder comme elle le faisait à chaque fois qu’elle tombait sur quelque chose qui la révoltait. Elle s’agenouilla aussitôt près du carton pour caresser à son tour un des chatons.

— Je crois que ma mère connaît quelqu’un qui bosse dans une association qui s’occupe de récupérer les chats abandonnés, dit David, sourcils froncés, en pianotant déjà sur son téléphone. Je vais l‘appeler, voir si elle peut me filer leur numéro.

Il s’éloigna, portable à l’oreille, laissant la place à Anthony. Il semblait s’être débarrassé de Caroline puisqu’elle n’était visible nulle part, à mon grand soulagement. Il fut immédiatement surpris par notre manège et je lui fis un résumé de la situation.

En attendant que David ait terminé sa discussion avec sa mère, Alicia, Anthony et moi firent passer le temps en câlinant généreusement les petites boules de poils, qui semblaient avoir un grand besoin d’être rassurés. Nous profitâmes de leurs ronronnements pendant quelques minutes, avant que David ne nous rejoigne, se penche à notre hauteur et nous apprenne :

— J’ai contacté l’association, quelqu’un arrive pour les prendre en charge. Le bénévole devrait arriver d’ici une petite heure.

Je fronçai des sourcils. Je me sentais obligée de rester jusqu’à l’arrivée de celui ou celle qui récupérerait les chatons puisque c’était moi qui les avais trouvé, mais j’étais aussi gênée à l’idée d’imposer une heure d’attente à Anthony. Mais en même temps, je ne pouvais pas prendre arbitrairement le décision de nous faire perdre une heure sur le temps de travail que nous avions prévus.

Je me tournai vers le jeune homme, réfléchissant à la meilleure façon de lui exposer mon dilemme, quand Alicia qui me connaissait comme si elle m’avait faite - et l’inverse était tout aussi valable - intervint :

— Vous pouvez y aller tous les deux, je sais que vous devez bosser sur votre exposé d’histoire ce soir. David et moi, on peut rester, on avait pas spécialement prévu quelque chose pour aujourd’hui.

Je fus instantanément reconnaissante envers mon amie d’enfance de se proposer pour rester à ma place. Pour lui montrer toute ma gratitude, je la serrais fort contre moi. Je savais qu’avec elle, les chatons étaient entre de bonnes mains.

— Vous êtes super, merci, dis-je en m’éloignant d’Alicia et en adressant un sourire de reconnaissance à David. Vous me tenez au courant, hein ?

— Bien sûr ! m’assura-t-elle, avant de me faire signe de déguerpir.

Je me relevai, imitée par Anthony, et nous les quittâmes sur un geste de la main, non sans avoir offert une dernière caresse à la portée de chatons. Nous traversâmes la place sans un mot jusqu’à ce que nous ayons rejoint sa voiture, garée sur un parking à quelques centaines de mètres du lycée.

 Il conduisait une petite citadine, assez récente, dans laquelle je me glissai avec surprise. Je me demandais comment il avait pu s’offrir un tel véhicule à son âge.

Alors qu’il se glissait derrière le volant, Anthony proposa :

— On s’arrête prendre un truc en chemin ? J’ai bien envie d’un croissant.

Je fis mentalement une rapide inspection du contenu de mon porte-feuille. J’avais de quoi m’offrir une gourmandise même si, très honnêtement, mon tour de taille aurait sans doute exigé d’oublier l’idée s’il avait pu donner son avis.

 

 

Comme l’avait dit Anthony, sa maison se trouvait bien en dehors de la ville. Il nous avait fallu rouler encore une bonne quinzaine de minutes après avoir quitté l’agglomération pour arriver à destination. Nous avions traversé un petit village dans lequel j’avais rarement mis les pieds, roulés entre deux bois que j’avais parcourus de nombreuses fois lors des sorties dominicales en famille de mon enfance, et empruntés un chemin de terre perdu au milieu des arbres, avant de s’arrêter devant une grande et ancienne demeure en pierre, entourée d’un vaste carré d’herbe laissé un peu à l’abandon.

Alors qu’Anthony arrêtait le véhicule sous un vieux chêne, je scrutai l’habitation, impressionnée par sa prestance et comprenant un peu mieux l’origine de la jolie voiture d’Anthony : ses parents n’avaient visiblement aucun soucis financiers.

Je détachai ma ceinture et sortis de l’habitacle, les yeux toujours rivés sur la maison - qui tenait quand même plus du manoir - en me faisant la réflexion qu’elle aurait mérité un petit rafraîchissement. Antony me rejoignit, le paquet de viennoiseries niché dans le creux du coude, et me fit signe de le suivre. Alors que nous empruntions l’allée gravillonnée envahie par les mauvaises herbes cheminant jusqu’au perron, je lui dis :

— C’est une sacrée maison que vous avez trouvé là ! J’ignorais son existence et pourtant j’ai grandi dans le coin. Comment vous êtes tombés dessus ?

Tout en ouvrant l’imposante porte en bois sombre, le jeune homme me répondit :

— Elle appartenait à mon grand-oncle. Il est décédé il y a quelques mois et maman a hérité de tout ce qui lui appartenait.

Il s’effaça pour me laisser entrer et je découvris une entrée vaste mais peu éclairée, où reposaient en vrac dans un coin une pile de chaussures, juste à côté d’un meuble qui aurait du les abriter.

— Fais pas gaffe au bazar, s’excusa Anthony aussitôt qu’il remarqua où s’était posé mon regard. Le meuble s’est cassé pendant le déménagement. On doit le réparer mais on n’a pas encore trouvé le temps.

Je lui assurai que je n’avais aucun problème avec ça, lui confiant par la même occasion que je n’étais pas la reine du rangement moi non plus. Sans un mot de plus, il me guida ensuite jusqu’au fond du couloir.

La porte de service qui en marquait l’extrémité était dotée d’une fenêtre à petits carreaux multicolores donnant sur l’arrière de la maison. J’aperçus rapidement une terrasse carrelée entourée de pots de fleurs et quelques arbres fruitiers au loin, avant de bifurquer sur ma gauche, suivant Anthony dans la pièce dont il venait d’ouvrir la porte. Il posa son sachet de viennoiseries sur un guéridon proche, une vieille chose qui avait au moins cent ans d’âge, avant d’aller ouvrir les volets en bois pour apporter un peu de clarté à la pièce.

Je découvris alors un bureau en bois sombre imposant, trônant sous les fenêtres, et de larges bibliothèque qui habillaient tout le pan de mur sur ma gauche. A ma droite, une table basse en verre étonnamment assez récente était entourée d’un canapé en cuir et de deux fauteuils en tissu clair. Des bibelots en tous genres et des livres hétéroclites envahissaient chaque centimètres carrés de libre de la pièce. On sentait que l’ancien propriétaire avait passé énormément de temps dans ce bureau, et en avait aimé chaque seconde.

— Comme tu peux le voir, fit Anthony une fois qu’il eut refermé les fenêtres, je ne t’avais pas menti. Mon grand-oncle était un féru de l’époque médiéval, on trouvera tout ce qu’il nous faut pour notre exposé dans ces bouquins !

Il accompagna sa phrase d’un geste ample de la main qui engloba la totalité de la pièce.

Je ne pouvais que lui donner raison. Dans chaque recoin, au milieu des livres, on pouvait apercevoir des parties d’armures, des armes et des objets d’époque. Je pensais même avoir aperçu ou ou deux bijoux. J’espérais que tout cela n’était que des répliques, sinon, j’aurais beaucoup de mal à tout manipuler sans avoir la boule au ventre, de peur d’abîmer quoi que ce soit de valeur.

— Tony, c’est toi ? cria soudain une voix quelque part dans la maison alors que je posais mon sac et ma veste près d’un des fauteuils où j’imaginais que nous allions passer les prochaines heures, à plancher sur notre exposé.

— Oui, maman ! répondit le jeune homme sur le même ton. Je suis dans le bureau avec Myriam !

J’entendis un bruit de cavalcade, signe que la mère d’Anthony descendait un escalier. Quelques secondes plus tard, une femme brune aux yeux clairs et à la beauté encore resplendissante apparut dans l’embrasure de la porte. Elle m’adressa un large sourire en s’exclamant :

— Ravie de faire ta connaissance, Myriam !

Puis elle se tourna vers son fils et ajouta :

- Il y a de la limonade au frigo si vous avez soif. Et si tu as besoin de moi, je serais dans le jardin, OK ?

Anthony acquiesça d’un signe tête, l’air un peu mal à l’aise. Sa mère disparut alors aussi subitement qu’elle était arrivée et j’entendis la porte de service claquer après son passage. Anthony se tourna ensuite vers moi et m’annonça :

— Je vais aller chercher à boire dans la cuisine, installe-toi en attendant.

Il s’avança jusqu’à la porte, s’arrêta à l’embrasure et me regarda avec une grimace gênée, avant d’ajouter :

— Au fait, fais attention en manipulant les objets et les livres de la pièce : ils ne sont pas vraiment à nous, mon grand-oncle les conservait pour son espèce de collectif de passionnés. On doit les rendre d’ici quelque semaines.

Je lui fis signe que j’avais compris et il sortit de la pièce. Prenant ensuite conscience qu’à l’intérieur de la maison il faisait bien plus frais qu’à l’extérieur, où on avoisinait les trente-cinq degrés, je récupérai ma veste et l’enfilai. J’entrepris alors de ne plus résister à l’appel de la curiosité et m’approchai des bibliothèques pour voir d’un peu plus près ce qu’il s’y trouvait et commencer à chercher des choses intéressantes pour notre devoir.

De vieux livres en cuir ou en tissu aux couleurs passées côtoyaient des ouvrages plus récents aux couvertures encore brillantes. En déchiffrant les tranches, je constatai que, comme l’avait affirmé Anthony, tous traitaient de près ou de loin de l’ère médiéval, ainsi que d’un certain Georges de Lydda, dont le nom revenait assez régulièrement parmi les titres. Je ne doutais pas que nous trouverions tout ce dont nous avions besoin, et plus encore, pour rendre un exposé d’une qualité au delà des attentes de notre professeur.

Alors que je parcourais les étagères du regard à la recherche d’un livre prometteur pour débuter nos recherches, je bousculai de mes hanches une pile de bouquins posés en équilibre précaire sur l’imposant bureau. Je réussis à rattraper le tout avant que les ouvrages ne s’écroulent sur le parquet, mais le collier qui se trouvait juste à côté des livres glissa par terre, expédié au pied de la bibliothèque par un coup de coude malencontreux de ma part alors que je me précipitai pour éviter la catastrophe.

Mortifiée, je m’empressai de remettre les livres en une pile un peu plus assurée puis m’accroupis pour récupérer le bijou au sol. Avant de me redresser, je jetai un rapide coup d’œil à l’objet, espérant ne pas l’avoir abîmé. La chaîne aux mailles épaisses de couleur or semblait intact, ainsi que le médaillon plat gravé d’un dragon de même couleur aux ailes déployées de chaque côté de son corps. La petite pierre rouge qui représentait son œil était, elle aussi, toujours en place.

Ouf.

Rassurée, je me redressai. Je dus cependant me raccrocher très vite aux étagères de la bibliothèque, prise d’un violent vertige. Je me mis à haleter, l’estomac retourné, et je fermai les yeux, m’interrogeant sur ce malaise soudain.

Puis sans signes avant-coureur, la bibliothèque qui me soutenait disparut.

 

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