Soulagée, Laure appuie sa tête contre le hublot et observe la mer de nuages que l’avion survole.
Elle l’a fait. Elle a quitté Louis, même s’il ne le sait pas encore. Elle a claqué la porte de cette maison et de cette vie si fades. Elle est partie. Ne sachant pas bien que faire une fois le seuil du portail passé, elle a sauté dans un taxi et a demandé à être conduite à l’aéroport, puis elle a pris le premier avion qui venait. Enfin, le troisième avion pour être exacte. Le premier était à destination de Stockholm – or elle avait envie de soleil – et le deuxième était complet.
Et voilà, elle est là, dans un vol pour l’île de la Réunion, pas vraiment confortablement installée dans son siège de deuxième classe. Que c’est grisant ! Une nouvelle vie s’ouvre désormais à elle. Ivre d’excitation, elle ne tient pas en place. Toutefois, elle n’ose pas déranger les gens assis sur sa rangée pour aller sautiller dans l’allée. Alors, pour compenser, elle tord ses mains et tapote le sol avec son pied droit. Tapote tant et si bien que tous ses voisins la foudroient du regard. Ils peuvent enrager, râler, maugréer, rien ne pourra fendiller sa gaieté. On dit qu’il n’est point de bonheur sans liberté, ni de liberté sans courage. N’est-ce pas ce qu’elle vient de prouver ?
Elle a eu le courage de reconquérir sa liberté, et le bonheur se trouve sans aucun doute au bout du chemin.
Cela fait tellement longtemps que Laure n’a pas pris l’avion qu’elle ne réalise pas vraiment qu’elle est actuellement à plusieurs pieds au-dessus du plancher des vaches. A vrai dire, à part pour les traditionnelles vacances en Bretagne chez les beaux-parents, elle n’a pas bougé de cette maison de malheur depuis des années. Mais ça y est, c’en est fini de cette abrutissante routine ! 19h, retour à la maison après une journée de travail, puis cuisine, en respectant le planning hebdomadaire des repas. 19h30, dîner. 20h, le journal télé. 22h, coucher, que le film du soir soit terminé ou non. L’exception qui confirme la règle le vendredi soir avec des plats à emporter, achetés chez l’italien du coin de la rue et mangés devant la télévision. Pizza margherita, tous les vendredis. Puisqu’elle a eu le malheur de choisir ce plat la première fois, c’est ce que lui ramène Louis chaque vendredi soir depuis bientôt quatre ans. Fini, c’est fini. Elle est libre, et cette liberté l’électrise.
Pour calmer son euphorie, elle se décide à allumer l’écran face à elle. Comme pour son billet d’avion, elle choisit presque le premier film qui lui tombe sous la main. Une histoire à l’eau de rose défile devant ses yeux, mais Laure n’y est pas vraiment attentive. Régulièrement, elle tourne sa tête vers le hublot pour observer les nuages. Quelles surprises l’attendent sous cette couche de coton ? Quelles aventures la guettent sur la terre ferme ? Une voix outrée la tire de ses rêveries et brise le silence ouaté qui règne dans l’avion.
— Mademoiselle, si je vous admoneste, c’est bien parce que vous avez fait une erreur et que vos justifications sont plus que nébuleuses !
Un monsieur d’une cinquantaine d’années est en train d’invectiver une pauvre hôtesse de l’air. Le genre d’homme hautain et coincé qui s’intègrerait très bien chez moi, estime Laure. Mon ex-chez moi, se reprend-elle.
— Nul besoin de palabrer plus longtemps ! J’ai payé pour être en première classe, il est donc hors de question que je me satisfasse d’un siège en classe économique.
L’homme disparaît vers le fond de l’avion, suivi par l’hôtesse visiblement paniquée. Même si sur le fond, il n’a pas tort, la forme de ses lamentations hérisse Laure. Est-ce que cela l’aurait tué d’être un minimum poli ? Sa bonne humeur commence à s’émousser. Force est de constater qu’il y a des crétins partout, et pas juste dans cette banlieue dortoir qu’elle vient de fuir.
Elle a dû s'assoupir quelques instants, puisqu’elle est réveillée par son voisin qui la secoue alors qu’un stewart tente, en vain, de tendre le bras suffisamment loin pour poser un plateau-repas sur sa tablette. Affamée, elle se jette sur le dîner. Ce n’est pas du grand art culinaire, mais ce plat a une saveur de liberté et d’audace. Rien à voir avec la pizza du vendredi.
En mangeant, elle a une pensée pour son chien, enfermé dans la soute de l’avion. A-t-il assez de nourriture ? Elle culpabilise un peu du fait de lui imposer un voyage de douze heures en avion, lui qui est habitué à gambader dans le jardin.
Une pensée négative en entraînant une autre, elle réalise qu’elle n’a pas prévenu son chef de son absence, et qu’il va bien falloir qu’elle appelle ses parents pour leur expliquer la situation et qu’ils ne s’inquiètent pas de sa disparition. Et puis, Louis. Que va-t-elle bien pouvoir lui dire ? Comment justifier cette décision qui semble sortir de nulle part ?
Soudain, elle étouffe. Il faut qu’elle sorte de cet avion, elle a besoin d’air libre. Il faut qu’elle rentre chez elle. Quelle mouche l’a donc piquée ? Elle vient de tourner le dos à une vie confortable, sans aucune raison valable, si ce n’est l’ennui. Peut-être n’était-ce pas de l’ennui qu’elle ressentait dans cette maison, mais juste un doux sentiment de sécurité ? Finalement, quel mal y avait-il à tout planifier ? Les actions irréfléchies ne mènent pas à grand-chose, elle devrait le savoir. Pourtant, sur un coup de tête, elle a dépensé des centaines d’euros pour partir à la Réunion où elle n’a ni logement, ni contact.
Elle essaye de reprendre pied en respirant profondément et en fixant le paysage à travers le hublot. Ces nuages, ces foutus nuages qui dissimulent tout. Elle n’a plus aucune visibilité sur son avenir, même le lendemain est totalement flou. Inspiration, expiration. Inspiration, expiration. L’angoisse lui noue l’estomac et pèse sur ses poumons. Il ne sert à rien de s’affoler. Elle ne peut de toute façon rien faire pour l’instant. Il lui faut attendre d'atterrir pour prendre une quelconque décision. Attendre, et espérer. Plus que dix heures avant que les nuages ne se dispersent.