D’après les adultes, Valentine est une rêveuse. Rêver, c’est tout ce qu’elle fait de ses journées. Le docteur qu’elle a vu quand Maman est partie a dit que c’était normal, que dans son labyrinthe de livres, il ne pouvait pas en être autrement et que toutes ces aventures couchées sur les pages qui l’entourent ne pouvaient que stimuler son imagination. Et puis, selon lui, cette créativité lui permet de surmonter son traumatisme. Valentine n’a pas trop compris de quoi il parlait, mais il a raison sur un point : elle vit entourée de romans, de contes et autre manuels scientifiques compliqués.
Il y a toujours eu beaucoup de livres à la maison, mais, depuis que Maman n’est plus là, les murs sont comme faits de papier. Partout, il y a des piles et des piles d’ouvrages multicolores. Les rares fois où Papa sort de son bureau, c’est d’ailleurs pour acheter d’autres romans qui surélèveront les montages de livres qui les encerclent. Parfois, Valentine a peur que toutes ces pages l’avalent et l’étouffent.
Peut-être que si les livres la dévoraient, elle rejoindrait Maman ? Papa dit qu’elle est au ciel, sûrement comme toutes les féées qui peuplent les contes que Valentine lit à longueur de temps. Elle ne comprend pas tous les mots qu’elle déchiffre, mais elle est fascinée par les dessins qui accompagnent les textes. Dans une de ses histoires préférées, il y a une féé qui ressemble beaucoup à Maman. Elle a de longs cheveux blonds presque roux, et une robe aussi jaune que le soleil. Valentine est sûre que c’est elle. Un soir, elle a arraché la page qui représentait cette fée pour pouvoir dormir avec. Papa s’est fâché très fort parce qu’il ne faut pas abîmer les livres. Et puis, il lui a expliqué que les fées veillaient toujours discrètement sur nous, et donc qu’il n’y avait pas besoin d’une page de livre. Maman est là, invisible, et protège sa petite fille.
Valentine n’a pas encore réussi à voir Maman sous sa forme de fée, mais elle joue souvent avec le lutin. Il ne veut pas lui donner son nom, mais il dit qu’il est le meilleur ami de Maman dans sa nouvelle vie. Il ressemble un peu aux lutins du Père Noël qu’elle a vus sur des images, mais il ne lui offre jamais de cadeau. Il est très rigolo et fait plein de bêtises. D’ailleurs, Papa la gronde souvent parce qu’il pense que c’est elle qui les a faites, ces bêtises. Il ne la croit pas quand elle lui explique que c’est le lutin qui a changé tous les livres de place ou qui a mis du sucre dans la soupe.
Mais cet après-midi, Valentine n’a pas le cœur à rire ou à jouer. Un seul sentiment l’étreint. Peur. Peur démesurée. Elle est terrorisée. Le ciel est noir. La maison est toute sombre. Comme s’il faisait déjà nuit. Dehors, ça gronde plus fort que Papa. Parfois, des éclairs font flamboyer le ciel noir. Le lutin n’est pas là pour la rassurer. Et Papa est enfermé dans son bureau avec ses livres. Valentine espère que Maman veille vraiment sur elle et la protège. Ses pouvoirs de fée doivent sûrement être plus forts que l’orage ? Elle s’est cachée sous la table de la cuisine avec son doudou. Mais Doudou ne suffit pas du tout à la calmer et à la consoler. Son cœur bat très fort et très vite, elle sursaute à chaque grondement de tonnerre. Un bruit venu de nulle part la fait bondir encore plus haut que les fois précédentes. Elle se recroqueville encore un peu plus, ferme les yeux et serre fort Doudou dans ses bras. Soudain, la porte d'entrée s'ouvre et claque violement contre le mur, faisant crier de terreur Valentine. Elle voit une ombre s'avancer sur le sol, elle veut fuir, mais elle ne sait pas où aller. Alors, elle ferme les yeux à nouveau et pense à Maman en espérant qu'elle l'entende et la sauve.
— Valentine ?
Ce n’est pas la voix de Maman. Ou alors sa voix de féé est bien différente de celle qu’elle avait avant. Et puis, Valentine ne voit aucune paillette ou étincelle. Si c’était Maman, il y aurait forcément des paillettes, non ? Quand les féés se déplacent, il y a toujours une poussière brillante et scintillante autour d’elles.
— Valentine, où te dissimules-tu donc petite friponne ?
C’est la voisine, Valentine a fini par reconnaître sa voix. Elle se terre encore un peu plus sous la table, et croise les doigts pour qu’elle ne la voit pas. Elle n’aime pas la vieille dame. Elle critique toujours la façon dont Papa tient la maison et râle sur le fait que Valentine ferait mieux de travailler à l’école plutôt que de rêvasser. Et surtout, elle ne croit pas en l’existence des fées, des lutins et autres dragons. Quand Valentine lui explique que Maman va bientôt revenir, mais qu’elle aura des ailes et une baguette magique, comme marraine la bonne fée, la voisine la regarde avec pitié.
— Cesse immédiatement ces sottises et sors de ce méandre d’ouvrages Valentine ! Je suis venue m’assurer que l’orage ne te tourmentait pas excessivement.
A contre-cœur, Valentine quitte sa cachette et rejoint Madame Iratus. Elle est moche et elle fait peur, comme les sorcières des contes. Elle porte une espèce de capuche transparente qui ressemble à un sac plastique et un énorme imperméable kaki, tellement grand qu’on dirait qu’il l’a avalée. Une flaque d’eau s’est formée à ses pieds et Valentine se dit que le lutin aurait sans doute utilisé cette petite mare comme piscine.
— Où est ton père ma petite ? S’est-il encore enfermé dans son antre en te laissant seule ? N’es-tu pas trop effrayée par cet épouvantable orage ?
— Je ne suis pas vraiment seule, Madame Iratus. Vous savez, ma Maman veille toujours sur moi sous sa forme de féé, et puis le lutin ne va pas tarder à venir me rejoindre pour jouer. Il doit avoir peur de l’orage lui aussi, c’est pour ça qu’il n’est pas là. Et puis…
— Oh Valentine, tu sais parfaitement que les lutins et les fées n’existent pas, je me suis déjà montrée on ne peut plus claire à ce sujet, la coupe Madame Iratus. Il est temps pour toi de grandir. Ton père m’entendra, il ne veille vraiment pas assez sur toi.
La voisine s’éloigne en grommelant dans sa barbe, évitant de justesse une pile de livres qui menace de s’écrouler. Décidément, Valentine ne l’aime pas du tout cette vieille dame. Bien sûr que les fées et les lutins existent, surtout sa Maman et son meilleur ami. En attendant le retour de Madame Iratus, elle se plonge dans son conte préféré, effleurant du doigt les morceaux résiduels de la page qu’elle a déchirée et qui représentait sa Maman sous sa forme de fée. Quand Maman reviendra, elle fera disparaître cette vieille sorcière d’un coup de baguette magique et de poussière de fée.