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Augustine fixa la tâche sombre sur son bureau. C’était une tache de sang qui ne voulait pas partir. Elle se souvenait encore exactement quand elle y était arrivée il y a de cela cinq ans. Elle n’était revenue dans la région que depuis très peu de temps et était en colère contre le monde entier. Elle ne voulait pas être là avec tous les mauvais souvenirs. Une époque révolue à présent. Elle réajusta son foulard. Elle devait plutôt se concentrer sur l’enquête en cours.
Qu’est-ce qu’elle savait jusque-là ? La victime était une jeune coiffeuse sans histoire du nom de Julia Moser. Elle vivait avec son petit frère, n’avait ni ennemis ni amis proches, et entretenait une liaison avec Frank Baustaet en échange du travail de rêve de son frère. Ce dernier point était certainement le plus intéressant pour l’enquête. Après tout le cadavre avait été trouvé par l’épouse de cet homme, à quinze minutes à pied de leur maison. Il apparaissait un peu trop dans cette affaire pour que cela n’ait rien à signifier. Il y avait deux réponses : soit quelqu’un essayait de les accuser, soit l’un des deux était un meurtrier particulièrement stupide. Cela dit, rien n’excluait le fait que c’était les deux à la fois.

L’arme du crime n’avait pas été identifiée mais elle n’avait aucun doute sur le fait que tout le monde possédait un couteau à pain d’environ vingt-cinq centimètres dans sa cuisine. En tout cas, elle avait mesuré le sien et ceux de ses collègues et ils y correspondaient tous. Et, elle avait aussi essayé cela, un couteau sanglant ressortait propre du lave-vaisselle. D’accord, elle n’avait pas utilisé du sang humain, elle s’était contentée de ce que le boucher avait à lui proposer. La quantité avait pourtant dû correspondre et donc l’expérience devait être valable. Ce n’était pas une preuve mais la plaie sur le cadavre ne laissait pas beaucoup d’espace à une interprétation large de l’arme. La victime avait été poignardée donc il fallait quelque chose de pointu. La lame devait en outre être dentelée et la taille de la plaie correspondait. Indéniablement un couteau à pain. La seule chose étonnante était qu’il s’agissait de la seule blessure. L’autopsie n’avait rien donné d’autre. Et à l’endroit où le corps avait été trouvé il n’y avait pas plus de sang que cela. La victime ne devait pas s’attendre à être attaquée. Elle ne s’était pas défendue.
Elle avait trouvé comment le cadavre était arrivé dans le champ de coquelicots. Les traces sur le sol avaient été claires : le meurtrier n’avait pas utilisé de voiture, mais l’avait amené à pied avec un engin à une seule roue. Une brouette. La brouette de la voisine des Baustaet. Le laboratoire avait déjà identifié le sang à l’intérieur comme celui de la victime. Les traces menaient vers la bonne rue. Soit le meurtre y avait été commis, soit le cadavre avait été emmené jusque-là en voiture. Donc cela ne signifiait rien, à part que quelqu’un essayait d’accuser quelqu’un de cette rue, ou que le meurtrier ne pensait vraiment à rien.

Mais pourquoi se donner la peine d’emmener le cadavre jusqu’au champ de coquelicots ? Cela devait avoir une signification pour le meurtrier. Mais laquelle ? Evidemment il y avait aussi la possibilité que c’était juste à la recherche d’une cachette adéquate pour la robe rouge. D’après elle, le hasard était trop grand qu’il s’agissait des fleurs préférées de la victime. Sans parler de la symbolique que beaucoup de personnes connaissaient en plus. Cela pouvait être le hasard mais le hasard ne tuait pas. Qu’est-ce que le frère avait dit ? Calme, beauté et succès. Tout pouvait correspondre à Julia. Mais de tous les suspects ces trois mots faisaient penser à Frank Baustaet. Et la dernière symbolique du coquelicot était la mort. Comme dans meurtre.

Bon, c’était bien beau tout ça mais ce n’était pas ça qui allait lui fournir des preuves. Elle avait besoin de faits et de preuves pas d’une interprétation nébuleuse de symboliques. Et ces preuves, elle n’allait pas les trouver du côté des pavots. Elle allait reprendre d’un point de vue objectif. Elle avait quelques indices et elle devait les trouver.
Quels suspects avait-elle ? Toute la ville et ses alentours. Chacun pouvait avoir commis ce meurtre. Mais qui avait un motif ? Qui aurait pu vouloir tuer Julia Moser ? De manière générale, il y avait deux motifs classiques : l’argent et l’amour. Son frère et son amant.

Henri Moser était le dernier membre vivant de sa famille, héritier des maigres épargnes de sa sœur. Cela pouvait être un motif mais il travaillait, adorait sa sœur et ne semblait pas avoir davantage de projets. Il n’avait pas d’alibi mais il avait semblé réellement attristé et choqué en apprenant la mort de sa sœur. Non, Augustine ne pensait pas qu’il avait le mental de tuer sa propre sœur.

Frank Baustaet, son amant, n’avait en théorie aucun motif pour son meurtre. C’était souvent la bonne réponse mais ici il ne semblait y avoir aucune raison. Julia ne sortait avec personne d’autre, il n’avait aucune concurrence et il n’aurait eu aucun problème de la quitter puisqu’elle ne sortait avec lui que pour permettre à son frère d’accéder au travail de ses rêves après qu’elle n’avait pas pu lui financer ses études. Il était probable qu’elle ne l’aimait même pas. En tout cas, tout cela ne présentait pas de motif. Et surtout pas de raison pour le faire aussi proche de sa maison.

Il n’y avait pas de collègues ou amis jaloux non plus, ses collègues avaient tout vérifié, demandé à tout le monde. Tous aimaient Julia et personne ne lui connaissait des ennemis. C’était à désespérer ! Souvent il y avait trop de suspects, trop de motifs, et là il n’y avait personne. Personne n’aurait eu une raison de tuer Julia Moser et pourtant tout le monde aurait eu l’occasion.

Il y avait quelque chose d’étrange dans toute cette histoire. Comme si ce n’était pas la victime qui était au centre du meurtre mais plutôt le couple Baustaet. Ils avaient trop de lien avec l’enquête. La femme découvrait le cadavre et alertait la police. Elle ne savait rien mais était directement hostile. Ensuite la brouette qui avait servi à transporter le cadavre était trouvé dans le jardin voisin. Une dispute sur un accident de voiture éclatait et ils arrivaient tous les deux au poste de police pour en témoigner. Et, au contraire de ce qu’on pourrait penser, Frank Baustaet ne soutenait pas sa femme qui maintenait son innocence mais déclarait avec ferveur que la veille elle avait bu et n’avait pas été dans son état normal. Il n’avait pas été très discret non plus en essayant de leur faire croire qu’il croyait que sa femme avait tué son amante. Toute cette histoire d’accident était absurde. Monsieur Baustaet, qui allait devoir payer, acceptait sa faute et pourtant ils s’étaient tous rendus à la police comme s’il fallait résoudre une dispute. Comme si le meurtrier voulait attirer l’attention sur quelqu’un de cette rue.

Pourtant il n’y avait pas beaucoup le choix dans cette petite rue d’extrémité de village. Madame Olivia Kramer, dont la brouette avait été utilisé, était indéniablement innocente. Elle s’était précipitée à la recherche de preuves avec un enthousiasme sans égal. De préférence, elle aurait voulu débusquer le meurtrier elle-même. De plus, elle avait eu Julia Moser comme élève en primaire et était beaucoup trop pragmatique pour un tel meurtre. C’était plutôt mademoiselle Inge Ringl qui pouvait avoir l’air instable psychologiquement. Par contre, elle n’avait jamais vu la victime et ne pouvait pas voir la moindre goutte de sang sans paniquer. C’est ce qui avait attiré l’attention d’Augustine sur son bureau d’ailleurs. Non, Inge Ringl était incapable de transporter un corps sanglant durant vingt minutes et de le toucher en plus. Les deux autres couples qui habitaient la rue étaient ennuyeusement normaux, avaient des alibis, ne connaissaient pas la victime et leurs descriptions de la soirée concordaient. Oui, ils étaient vachement suspects à ses yeux et pourtant elle ne pouvait pas les accuser raisonnablement.

La seule chance pour le meurtrier d’accuser quelqu’un était le couple des Baustaet. Mais qui était visé ? Frank ou Maya ? Ou est-ce qu’il se pourrait, si on possédait un esprit bien tordu, que l’un d’entre eux était le meurtrier et tentait de s’accuser pour être écarté ? La grande question, comme dans chaque enquête, était la suivante : qu’est-ce qu’avait-pensé le coupable ? Jusqu’à quel point était-il tordu et à partir d’où elle s’enfonçait dans le ridicule ?
Officiellement les deux avaient un alibi et leurs descriptions de la soirée correspondaient en surface. Ses collègues n’avaient rien pu trouver de faux et pourtant elle avait la certitude qu’il y avait quelque chose qui ne collait pas.

Maya Baustaet disait avoir passé sa soirée avec des amis. C’était vrai et lesdits amis l’avaient confirmé indépendamment les uns des autres. Mais, entre le moment où ils s’étaient séparés et la dispute entre elle et Frank dans la rue, il restait suffisamment de temps pour rentrer, poignarder quelqu’un et effectuer l’aller-retour jusqu’au champ de coquelicots. Son alibi ne suffisait donc pas. Frank Baustaet prétendait être allé au cinéma avec Elvira Wolph. Sa copine confirmait ainsi que le portier du cinéma. Cependant Frank se serait fait remarquer et à l’entrée et à la sortie par une impertinence déplacée. C’était louche. Personne n’aimait se faire remarquer dans un couloir de cinéma. Alors deux fois ? C’était quasiment une construction d’alibi ! Et comme ils avaient été voir Titanic, il avait eu le temps de sortir discrètement, de commettre le meurtre, de retourner chez lui, de cacher le corps et de retourner au cinéma. La question était : est-ce qu’il l’avait fait ?

Elle devait reconstruire le déroulement de la soirée. C’était la manière dont les incohérences allaient se faire remarquer. Les voisins avaient entendu tôt dans la soirée une voiture et une voix de femme qu’ils avaient supposé appartenir à Maya Baustaet. Cependant elle-même disait ne pas y avoir été. Il y avait donc la possibilité qu’il s’agissait de Julia Moser. A ce moment-là Frank Baustaet prenait l’apéritif chez Elvire Wolph, ce qui n’était donc pas fiable. Plus tard, il y avait eu un cri que tout le monde devait avoir entendu mais auquel personne n’avait réagi et évidemment personne n’avait regardé l’heure. Non, ce n’était pas vrai. Olivia Kramer n’avait rien entendu mais s’était couchée à vingt-deux heures. Donc le cri, et le meurtre, devaient avoir eu lieu après. Cela pouvait être pendant la séance de cinéma de Frank et Elvire, ou après que Maya ait quitté ses amis. Plus tard encore, ils devaient être rentrés, d’abord Frank puis son épouse. L’un ou l’autre avait touché la voiture d’Inge Ringl et ils s’étaient disputés dans la rue. Ensuite le calme était revenu dans la rue.
Les deux auraient pu tuer Julia Moser pendant qu’ils prétendaient être ailleurs. Restait à savoir lequel cela pouvait avoir été. Ou pourraient-ils être à deux ? Evidemment, en tant qu’épouse jalouse et trompée, Maya avait un motif plus important. Mais pourquoi Elvire Wolph aurait-elle couvert Frank Baustaet dans ce cas ?

Son regard se posa sur la feuille sur son bureau. Le résumé des testaments de ces trois-là. Leurs dernières volontés en disaient long. L’homme partageait sa fortune en deux, une moitié pour chacune des deux femmes – et rien pour Julia ? – tandis que les deux femmes lui laissaient leur totalité. Il était certain que Maya Baustaet ne savait rien de l’existence de l’amante. Celle-ci s’en fichait probablement de l’argent. Elle en avait visiblement suffisamment. Aurait-elle pu vouloir éliminer la concurrence ? Mais alors pourquoi Julia Moser qui ne retenait pas Frank plutôt que l’épouse qui était bien plus dans son chemin ?

Augustine cligna des yeux. Elle avait une idée. Et si c’était Elvire Wolph qui essayait d’accuser Maya Baustaet pour la faire dégager par la police ? C’était possible. C’était plus que possible et cela l’arrangerait certainement.
Malheureusement elle avait un alibi autrement plus solide que son amant puisque le portier du cinéma avait pu décrire chacun de ses trois passages aux toilettes en détail. En fait, c’était encore plus louche. Il n’empêche qu’elle ne pouvait pas avoir quitté le cinéma. Avait-elle convaincu Frank Baustaet de tuer sa femme ? Ou avait-il ses propres raisons ?

Il était maintenant évident que l’accident de la veille ne servait pas uniquement à annoncer son retour à la maison à toute la rue mais aussi à désigner sa femme comme coupable. Son témoignage pouvait donc être utilisé comme une preuve. Il avait commis le meurtre et Elvire Wolph l’avait aidé.
– Augustine ! La porte s’ouvrit dans un grand fracas sur Julius. Nous avons les vidéos de surveillance du cinéma ! La voiture de Frank Baustaet est partie puis revenue !
L’inspectrice acquiesça avec un sourire satisfait. C’était bien ce qu’elle avait déduit et c’était une preuve formidable. Evidemment, il se pouvait aussi que quelqu’un d’autre l’ait empruntée mais c’était tiré par les cheveux.

Pour finir proprement, il lui faudrait néanmoins parler à cette Elvire Wolph. Grâce à un de ces prodigieux hasards, ce fut cette même personne qui entra dans son bureau d’un pas décidé.
– Madame l’inspectrice, je dois vous parler.
Augustine haussa un sourcil interrogateur. Cela l’étonnait un peu puisque lors de son interrogatoire, elle s’était enrobée dans un silence glacial et avait refusé de lire ses questions. Elvire Wolph la fixa droit dans les yeux et lui déclara :
– Frank Baustaet voulait mon argent. Il a voulu accuser sa femme de meurtre pour pouvoir divorcer malgré son refus. Ensuite il pouvait m’épouser moi. J’imagine que je n’aurais pas fait long feu non plus. Vous devez me protéger contre ce fou furieux !

Augustine lui adressa un sourire impassible. Elle connaissait cette ruse vieille comme le monde. Ce changement d’attitude était trop visible pour passer. Le mensonge trop clairement exprimé dans le regard. L’argument trop basique et trop louche. Si c’était vrai, elle serait trop amoureuse pour s’en rendre compte.
« Merci pour votre confiance. Vous êtes donc en état d’arrestation. »
Note de fin de chapitre:
Alors ? Vous l'aviez deviné ?
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