Le monde commença à tanguer. Il tangua d’un seul coup mais personne ne s’en rendait compte à part quelques astronomes en train de regarder les étoiles. Si ça se trouvait, il ne tanguait pas mais c’était les étoiles lointaines qui bougeaient comme portées par le flux et le reflux des vagues célestes.
Au milieu du nulle part intangible et pourtant en mouvement continu appelé l’univers, une tortue a le hoquet. A un autre endroit, pas trop loin, un éléphant proteste vigoureusement face au traitement qu’on lui inflige. Encore autre part, un peu plus lointain cette fois-ci, une des astronomes susnommés quitte son télescope et s’affale sur son canapé. Joséphine se saisit de son téléphone portable et composa le numéro de son meilleur ami pour le prévenir de cette anomalie.
Jack répondit à la septième sonnerie, ce qui était remarquable pour un milieu de nuit en fin de semaine :
– Ouais ?
– Le monde, il a commencé à tanguer, fit l’astronome encore sous le choc de son observation. Comme ça, d’un instant à l’autre. J’pense que c’est p’têt la fin.
– Ouais, enfin, c’est quand même vachement bizarre ton histoire-là, Joséphine. Pourquoi il se mettrait d’un coup à tanguer ?
– Il a p’têt trop bu. Il se prend la tête tous les jours avec toutes ces p’tites bestioles qui le chatouillent et qui l’embêtent, alors il a levé un verre le vendredi soir pour oublier et maintenant il tangue. Que veux-tu que ce soit d’autre ?
– J’crois pas qu’y ait des bars dans l’espace.
– Mais p’têt une supérette, hein ? T’y as pas pensé. Le monde, il aurait pu s’acheter son alcool lui-même. Il a plus de dix-huit ans, j’en suis convaincue.
– C’est toi qui tangues en fait, ce n’est pas le monde, essayait de raisonner Jack. Comment est-ce que tu voudrais que le monde tangue alors qu’il n’a rien sur quoi s’appuyer ? J’te rappelle qu’le monde, il est rond, il tourne sur lui-même. Il ne peut pas tanguer !
– Essaie voir lui demanda Joséphine.
– De quoi ?
– De tourner sur toi-même et autour d’un point en plus. On va bien voir si toi tu ne tangues pas après.
– Non, mais ça va pas la tête, lui répondit Jack. Tu m’appelles à pas d’heure pour me raconter qu’le monde est bourré ? Et tu veux que j’te dise quoi ?
– J’t’assure, fit Joséphine. C’est la fin du monde. Si le monde est rond, il peut pas tanguer. Or y tangue donc il est pas rond ! Mais s’il est pas rond, bah, il ne peut pas exister. Donc c’est fini. Adieu le monde.
– C’est pas faux.
Les deux amis restèrent silencieux quelques secondes puis Jack se racla la gorge.
– Je vais mettre un post sur Facebook pour prévenir les gens. Il y aura peut-être d’autres qui voudront échapper à cette fin du monde. Parce que c’est ce qu’on va faire, non ?
– Pas mourir ? fit Joséphine d’un ton faussement pensif. Ça m’paraît une bonne idée.
L’univers en-dessous d’eux était obscur et profond. Des étoiles brillaient au loin. Elles ne bougeaient pas mais du point de vue des spectateurs elles faisaient des vagues. Des lanternes abandonnées dans une mer paisible un soir d’été. Personne dans le groupe ne se serait imaginé que la fin du monde était aussi belle.
– Tu vois que c’est le monde qui fait des zigzagues, souligna Joséphine en fixant une étoile qui était en réalité être la planète Venus.
Jack avait le vertige, se souvint-elle un peu tardivement. Alors que les étoiles les entouraient de tous les côtés, il n’arrivait pas à détacher le regard du vide qui s’étendait devant eux.
– Pourquoi on s’est approchés du bord déjà ? demandait-il, anxieux.
– Parce qu’on disait qu’il n’y en avait pas. Le monde, il est rond, souviens-toi.
– C’est logique, fit-il après une petite pause. Et s’il est rond, il ne peut pas tanguer. Donc on aurait évité la fin du monde.
– Voilà, confirma Joséphine. Mais maintenant, je pense qu’on ne va pas pouvoir l’éviter. Ah moins de déformer la croûte terrestre.
Une secousse traversa la planète. A côté, les séismes de 2004 apparaissaient comme un chatouillis. Joséphine et Jack, plus proches du bord que le reste de leur groupe, basculèrent dans le vide. Les deux amis, d’abord stupéfaits, en profitèrent pour observer l’épaisseur de leur planète bleue. Le bord était un peu arrondi comme chez une soucoupe.
– Il y a de la gravité même si le monde n’est pas rond, non ? vérifia Jack.
– Oui, confirma Joséphine. Sinon la pomme n’aurait jamais atterri sur la tête de Newton.
– Mais alors pourquoi est-ce qu’on est tombé ?
– Parce qu’il a tangué, j’te dis ! s’exclama Joséphine.
– Il a pas tangué, corrigea Jack selon son impression. Il s’est surtout arrêté,
– Pourquoi se serait-il arrêté ? demandait Joséphine, étonnée. Il a tangué comme il tangue depuis des heures.
Les deux amis tournèrent dans une double hélice selon les standards cinématographiques des chutes libres. Jack regardait à droite et à gauche et surtout vers le haut pour éviter que son vertige ne le prenne. Son regard se posa sur le dessous de la planète qu’il avait toujours cru ronde.
– Franchement, Joséphine. P’têt bien que t’avais raison. Je vois quatre éléphants roses.
Les éléphants portaient sur leur dos la Terre plate et légèrement ovale depuis leur angle de vue. Ces quatre éléphants se trouvaient sur la carapace d’une énorme tortue qui elle, euh non, Jack ne regardait pas suffisamment bas pour voir sur quoi la tortue s’appuyait.
– Tu vois, moi je te l’avais bien dit. C’est le monde qu’est bourré. Regarde-moi le nez rouge de la tortue. Tu m’étonnes que c’est la fin du monde, on lui a retiré son permis ! Peut plus nous transporter, que je te dis !
Jack et Joséphine continuèrent à tomber. La tortue n’avançait effectivement plus. Mais c’était compliqué à dire puisqu’eux eu contraire bougeaient étonnamment beaucoup pour le fait qu’ils tombaient dans le vide. Et elle avait effectivement le nez très rouge. Joséphine avait même l’impression de sentir une odeur d’alcool…
– Et c’est la fin ! cria Jack. Lancez le générique !
– T’auras même pas de crédit à la fin, sombre imbécile. C’est la vraie vie ici.
– Tu crois qu’on prendra beaucoup de temps à mourir ? s’inquiéta l’homme.
– Quand on tombe, réfléchit Joséphine, on ne meurt qu’au moment de s’écraser, non ?
– On risque de tomber un sacré moment. Tu lances la musique ?
– Sur quoi ? On n’a pas d’autoradio !
– Mais la tortue peut-être.
Soudain une voix retentit dans le vide intersidéral de l’espace :
– Bonjour à tous nos passagers. La planète Terre s’arrête ici pour cause d’un incident technique. Nous vous souhaitons un agréable voyage pour l’au-delà.