C'est l'effervescence ce soir. Après plusieurs années de siège, Syracuse est tombée entre les mains de l'envahisseur Romain. Le général Marcus Claudius Marcellus pénètre fièrement dans la cité à la tête de ses troupes. Dans les rues les gens se bousculent pour rentrer au plus vite chez eux. Les enfants courent et crient apeurés par cette invasion. Un véritable capharnaüm s'empare de la cité.
Cependant, un homme reste imperméable à cette confusion générale. Il s'agit d'Archimède. Archimède de Syracuse. Il adore tellement la cité qui l'a vu naître qu'il lui paraît tout naturel de se faire appeler ainsi. Il apprécie sa cité et son doux climat. Il se régale chaque matin des levers de soleil sur la mer ionienne. Il l'adore tellement qu'il n'a pas hésité à mettre son ingéniosité au service de la ville pour en assurer sa défense et maintenir l'envahisseur Romain à distance.
Puis il est passé à autre chose. Il passe souvent à autre chose. Il n'y peut rien, il est comme ça. Dés qu'il achève un projet, le suivant n'est jamais très loin. Des idées, il n'en manque pas. Elles fusent en lui continuellement. Ce sont elles qui dictent sa vie. Il est capable de rester des mois entiers enfermé chez lui à plancher sur l'une d'elles. Quand il sent qu'il tient quelque chose il ne peut pas abandonner avant d'être allé au bout de son inspiration. Et parfois il peut faire des sorties fulgurantes. Des sorties marquantes.
Personne n'a oublié sa mémorable course à travers la ville, nu comme un ver, criant « Eurêka ! » à tue-tête. Les autres le prennent pour un fou. Un fou savant. Un savant fou. Mais un fou quand même.
Dehors les rues se sont vidées de leurs habituels habitants. Les Romains, conquérants, arpentent les rues désertées, pillent les premières maisons. Des cris viennent rompre le silence de la nuit qui tombe. Archimède ne les entend pas. Il se concentre sur son travail en cours. Il sait pertinemment qu'il ne trouvera pas le sommeil tant qu'il ne sera pas allé au bout de son idée. Alors il continue à tracer des figures géométriques sur le sol, se relève, les observe d'un côté, puis de l'autre. Des connexions se font dans sa tête. Il cherche une logique, une réponse à tout cela. Il tient quelque chose. Il en est certain.
Il ne voit pas qu'autour de lui les gens se sont barricadé chez eux. Il ne sait pas que sa ville vient de tomber entre les mains des Romains. En cet instant rien d'autre ne l'importe que ses cercles. Quand il entend des pas s'approcher, il ne relève même pas la tête. Il ne quitte plus ses cercles des yeux. Il est comme obnubilé par eux. Les pas s'approchent un peu plus.
- Ne dérange pas mes cercles ! prévient Archimède.
Un raclement de gorge se fait entendre, mais le savant n'y prête nullement attention.
- Oses-tu me défier vieillard ?
La suite se passe en une fraction de seconde. Le Romain vexé de se voir défier de la sorte dégaine son épée pour la planter dans ce vieillard récalcitrant avant de fuir. Le coup est rapide et juste.
Archimède s'effondre d'un coup sur les figures géométriques qu'il s'est appliqué à dessiner. Il se tord de douleur. Le nez sur ses cercles il comprend son erreur. Le solution se trouve désormais sous ses yeux. Eurêka ! Il rampe avec difficulté pour corriger cette erreur. Il espère que quelqu'un comprendra ce qu'il vient de trouver. Une fois l'erreur corrigée, il se retourne péniblement sur son dos.
A travers la fenêtre il aperçoit le ciel étoilé. Au loin, il entend le bruit de la mer qui s'échoue sur les rochers. La main sur l'abdomen, il lutte contre la douleur. Il sait qu'appeler au secours ne sert à rien. Son heure est venue, il le sent. Son heure est venue, il l'accepte. Mourir dans cette ville qu'il adore, sous un ciel étoilé, il ne peut rêver mieux. Sa vue se brouille peu à peu et les étoiles se mélangent pour ne former qu'une seule et même masse. Dans ce flou lumineux, il aperçoit un enfant qui s'approche de lui. L'enfant se penche sur lui, lui sourit. Il se montre rassurant. Il ne sait pas si cet enfant est réel, un souvenir lointain ou une simple hallucination. Il tend la main pour le toucher, mais sa main ne trouve que le néant. Elle tombe lourdement sur le sol. Ses dernières forces le quittent. La lutte ne sera désormais plus très longue. Ses paupières se ferment peu à peu jusqu'à ce qu'elles le plongent définitivement dans le noir.
-----ηὕρηκα-----
Noir. Rideau. Sur scène l'acteur se relève satisfait de sa prestation de la soirée. Les lumières se rallument sur la troupe qui salue chaleureusement les spectateurs. Sous les traits d'Archimède, Pierre sourit et regarde ce public debout qui les applaudit avec enthousiasme. C'est l'effervescence ce soir.