Chapitre 2 : Les traces du passé
Lorsqu’il arriva devant les locaux de l’Institut Médico-légale le lendemain matin, son intuition rongeait toujours Alix, mais il se força à la mettre de côté. Il n’avait trouvé aucune théorie crédible pour la soutenir et si la victime était une personne haut placée, le RQPS serait déjà intervenu pour se saisir du dossier, au nom de la stabilité du Consulat. Or, à en croire ses notifications le matin même, le juge d’instruction laissait pour le moment le soin à la police de s’en occuper. Il suivit les longs corridors en labyrinthe de l’antique édifice, que les gouvernances successives avaient réhabilité et adapté à maintes reprises au fil des siècles, jusqu’à parvenir au bureau de Rayhana. Alix découvrit que Tim attendait déjà devant la porte — mais quand dormait-il ? —, accompagné d’une petite femme aux cheveux crépus ramenés par un serre-tête. Celle-ci ne sembla pas remarquer son arrivée et sursauta lorsqu’il se présenta à elle pour la saluer.
« Bonjour, je suis Alix Raimbaud.
— Ha-lu, répondit-elle d’une voix hachée.
— C’est la Pr Enitan Temitope, l’introduisit Tim, tout en s’annonçant à la porte. C’est la conservatrice du Musée de l’Histoire de France qui m’a aidé hier. »
Alix s’apprêta à la remercier pour son assistance, mais celle-ci le prit de court et se mit à gesticuler avec ferveur. Quelques secondes lui furent nécessaires pour réaliser qu’elle signait.
« Je suis heureuse de pouvoir participer à cette enquête. Comme je l’expliquais à votre collègue hier, c’est un cas très insolite. »
Son serre-tête devait être synchronisé avec sa lentille de couplage pour lui transcrire les discussions. Une fois de plus, Alix se prépara à s’excuser de l’avoir prise par surprise, lorsque l’experte médico-légale l’interrompit et les invita à entrer. Il s’exécuta, suivi de Tim, tandis que l’historienne préféra rester dans le couloir pour éviter les détails macabres.
« Ah, vous voilà enfin, inspecteur Raimbaud, l’accueillit la Dre Qadir en se levant de son bureau avec effervescence. Nous allons pouvoir commencer.
— Que nous vaut une telle exaltation ?
— L’autopsie s’est révélée plus… intrigante qu’escomptée. Je peux déjà confirmer ma première hypothèse sur les causes du décès. La victime a été abattue par un pistolet plasmatique. À en juger l’état des blessures au niveau du crâne, j’ai pu estimer que l’arme était réglée à pleine puissance et que le tueur devait se trouver à moins de trois mètres. Le tir a été fatal sur le coup.
— Vous avez pu déterminer la signature énergétique ?
— Je travaille déjà dessus, intervient Tim. J’ai lancé une recherche selon les caractéristiques de la Dre Qadir. L’arme n’appartient ni à notre armurerie ni à celle des RQPS, ça risque donc de prendre un peu de temps avant d’en retrouver la trace.
— Comme nous l’avions constaté hier matin, le meurtre n’a pas eu lieu sur place, poursuivit la médecin légiste. La quantité de sang et de tissus organiques sur la scène ne correspondent pas à ce genre de blessure. J’ai pu estimer l’heure du décès vers une heure du matin. En revanche, je n’ai pas l’impression qu’on l’ait transporté sur une longue distance, ce que je ne parviens pas à expliquer.
— Les rapports du Registre ne révèlent aucune activité anormale dans les environs du Jardin des Plantes à cette heure-ci, indiqua Tim qui vérifiait déjà avec sa lentille de couplage.
— On procédera à une inspection manuelle, prescrit Alix. Je soupçonne notre tueur d’avoir accès aux bases de données du Registre, ça pourrait expliquer l’absence totale d’empreinte biologique de la victime.
— Si je peux me permettre, je n’en serais pas aussi certaine, inspecteur. »
Les deux policiers s’échangèrent un coup d’œil pour partager leur surprise. Rayhana n’était pas du genre à s’offrir en spectacle ou faire preuve de malice quant à l’exposé de ses rapports d’autopsie. Elle aimait se montrer efficace et aller droit au but pour ne pas perdre de son précieux temps. Or, ici, Alix aurait mis sa main à couper qu’elle leur réservait une surprise dont il doutait apprécier son goût. Et son coéquipier semblait partager le même pressentiment à en juger par les convulsions de ses lèvres.
La Dre Qadir passa devant eux pour aller convier la conservatrice à les rejoindre. Les deux femmes revinrent quelques instants plus tard et s’installèrent derrière une table sur laquelle était disposée la tenue de la victime ainsi que différents effets personnels qui avaient dû être trouvés sur lui. Alix fut frappé d’y découvrir aussi plusieurs costumes semblables posés à côté.
« Qu’est-ce que vous nous avez préparé ? s’enquit-il sur la défensive.
— Tout d’abord, je tiens à remercier la Pr Temitope pour son expertise historique sur les pièces à conviction, gratifia Rayhana tout en signant. J’avais certains doutes, mais elle a confirmé mes hypothèses. L’inspecteur Dubost m’a également fait part de certaines enquêtes au profil semblable à celle qui nous intéresse, j’ai donc obtenu l’autorisation de défaire certains scellés comme les corps sont toujours entreposés ici, avec leurs effets personnels.
— D’où les rechanges.
— Ne soyez pas trop médisant, le coupa l’historienne. Ce sont des pièces authentiques d’une qualité rare. Si elles n’étaient pas impliquées dans des affaires aussi sordides, leur valeur patrimoniale serait incommensurable. Elles sont uniques.
— Qu’avez-vous trouvé de si extraordinaire ?
— Devant le cas… singulier que présente notre Anonyme, j’ai effectué des analyses isotopiques complémentaires sur les dents et les cheveux de la victime. Pour en déterminer la provenance, ajouta-t-elle avec impatience face à leurs regards interloqués. Le Registre nous a peut-être échaudés par l’absence d’indicateur biologique, mais on ne peut pas échapper à qui on est. Notre organisme interagit avec le monde autour de nous, en particulier avec des échanges atomiques. En sachant où examiner, on peut interpréter des signes subtils.
— Si vous le dites. Que vous ont appris ces signes ? s’impatienta Tim.
— Les résultats m’ont paru si invraisemblables que j’ai lancé une nouvelle analyse et envoyé des échantillons à un laboratoire indépendant pour confirmer.
— Si rien n’est sûr, pourquoi nous en faire part dans ce cas ?
— Parce que ça corrobore ce que j’avais déjà soupçonné avec cette histoire de costume d’une autre époque…
— Vous attestez que ce n’est pas un faux ?
— Affirmative, garantit la Pr Temitope. Le tissu n’est pas synthétique, j’y ai repéré de la soie, du brocart, du coton et de la laine de mouton. Ce sont des matériaux que nous n’utilisons plus depuis plus de trois cents ans, sauf dans les cas de restaurations ou de costumes d’époque dans certaines circonstances événementielles. Toutefois, le style ne correspond pas à ce que nous réalisons de nous, et les techniques de tressage attestent d’un travail fait main que nous avons perdu aujourd’hui.
— D’où provient-il dans ce cas ?
— Je vous l’ai dit toute à l’heure : ce sont des pièces de collection originales et uniques. Dans nos propres réserves, nous n’en possédons qu’une poignée, maintenues dans des conditions très particulières pour les préserver. On peut d’ailleurs déjà noter des traces d’usure et de négligence sur les trois plus anciennes. »
La conservatrice utilisa des images prises au MEBE[1] afin d’illustrer ses propos. Alix se contenta de hocher la tête, n’ayant aucune compétence pour remettre en cause l’expertise de l’historienne. Tim, voulant sans doute faire bonne figure, attrapa les clichés pour les étudier de plus près, mais son regard vide trahissait qu’il n’avait pas la moindre idée de quoi chercher.
« Ont-elles la même provenance ?
— Non. J’ai noté quelques nuances dans le tissage et les tissus employés, ce qui me laisse penser qu’elles sont issues d’époques différentes, sans doute entre les sixième et troisième siècles avant la Bascule, même si elles partagent une mode vestimentaire proche. Je suppose aussi qu’elles ont des racines sociales distinctes, certaines n’ayant pas eu recours à des fibres nobles. Difficile d’être catégorique sans un examen plus approfondi, mais je les soupçonne toutes d’être de production française.
— Avez-vous pu remonter leur origine ? interrogea Tim en reposant les photographies.
— Non, admit la Pr Temitope dont la voix ne put dissimuler son amertume. J’ai vérifié plusieurs fois notre catalogue, aucune pièce ne manque dans nos collections — de toute façon, je le saurais si nous possédions d’œuvres pareilles, tout comme les autres musées européens. Elles ne seraient pas passées inaperçues.
— Reste donc la piste que nous supposions, le marché noir.
— Je crains de vous décevoir, là aussi. J’ai bien conscience que pour vous, ce ne sont que de vulgaires bouts de tissus vêtus par vos victimes, mais j’insiste sur leur caractère exceptionnel. De telles pièces, même sur le marché noir, auraient fait parler d’elles, ne serait-ce qu’en rapport de leur valeur marchande. Nous n’avons aucune trace d’une quelconque certification, y compris illégale, ou d’acte de propriété. Et je peux vous assurer que les commissaires-priseurs sont tout aussi intéressés que nous à mettre la main dessus, ce qui à mon sens est un signe évident qu’ils ignoraient leur existence jusqu’à maintenant.
— Vous avez parlé de l’enquête ?
— Je ne suis pas stupide, se défendit la conservatrice. J’ai seulement mentionné l’expertise de pièces inestimables, ça a suffi pour éveiller leur curiosité sans leur soupçon.
— Bon, très bien. Elles sont authentiques. Quel est le rapport avec les isotopes dont vous nous avez parlé plus tôt ? demanda Alix.
— J’y viens, j’y viens. »
Pendant l’exposé de sa collègue, Rayhana avait trépigné sur place, incapable de dissimuler l’impatience qui la rongeait. On aurait dit une enfant le soir du Réveillon du Jour des Offrandes, dont la date approchait. Dans son élan d’excitation, l’experte médico-légale projeta sur son mur numérique tout un tas de graphiques et d’équations qui parurent aussi ésotériques aux yeux d’Alix que l’article de biochimie protéique sur lequel Claire travaillait. Tout ce qu’il comprit de la longue explication technique qui s’en suivit, c’était que la Dre Qadir était parvenue à caractériser la victime, malgré des incohérences.
« Et c’est là que les choses sérieuses commencent ! J’ai cherché les principales signatures isotopiques, en débutant par le Deutérium et l’Azote 15. Les deux peuvent servir d’indicateur du régime alimentaire, on peut même en déterminer l’origine de l’eau que les sujets ont bue. Et justement, la composition ne ressemble à aucune des eaux produites et consommées en Europe de nos jours.
— Et dans le reste du monde ? s’enquit Alix.
— On peut trouver des similitudes avec la Patagonie ou la Sibérie, mais aucune correspondance nette. Mais ce n’est pas suffisant pour donner une réponse claire : avec ce genre d’analyse, je pourrais vous dire à quelle fontaine parisienne vous remplissez vos citernes.
— Donc une extrême précision vous permet de dire que vous ne pouvez pas cibler où notre victime a-t-il pu boire dernièrement ?
— C’est exact. J’ai aussi pu déterminer que son régime alimentaire était radicalement différent de ce qu’on consomme dans nos assiettes : aucune trace de pesticides ou d’adjuvants, c’était également beaucoup moins carné et presque aucun poisson. L’azote 15, notamment, m’indique une position clairement contrastée dans la chaîne trophique par rapport à notre société actuelle. Par contre, elle est très proche de ce que les anthropologues ont pu déterminer en analysant des dents du IVe siècle avant la Bascule.
— Ça correspondrait à peu près à l’époque des tenues, nota Tim ce que la conservatrice confirma.
— Devant ces deux indices plutôt étranges qui attestent d’une origine archaïque, j’ai procédé à une datation au carbone 14 sur plusieurs échantillons. Et première surprise, le résultat est non concluant.
— Comment ça ?
— Le carbone 14 est généralement utilisé pour estimer l’âge d’événements de plusieurs siècles à plusieurs millénaires ; mais ici, je n’ai pas pu détecter de décroissance nucléaire. Ce qui laisserait entendre que mes échantillons organiques seraient modernes, voire récents.
— D’accord, accueillit Alix avec prudence. Ce qui contredit donc vos autres conclusions ?
— Oui, c’est un réel paradoxe, les deux résultats ne sont pas compatibles : si la victime vivait à notre époque, j’aurais dû retrouver les signatures isotopiques propres à notre société.
— La victime est un Anonyme, rappela alors Tim. Il n’apparaît nulle part dans le Registre. Peut-être fait-il partie d’une communauté extrêmement recluse qui aurait préservé des traditions de cette époque ?
— C’est une possibilité, oui, admit Rayhana. C’est pour ça que j’ai effectué une analyse à spectre large et trouvé une anormalité indéniable : l’absence totale de césium 137. »
Alix ne put s’empêcher d’écarquiller les yeux. Ses acquis en chimie et en physique remontaient au temps du lycée et il n’en avait gardé que de très vagues souvenirs. Carbone, azote, hydrogène, ça lui parlait, mais le césium était un inconnu total. Il lorgna l’écran interactif, qui affichait encore l’exposé de l’experte médico-légale, à la recherche d’un quelconque indice, mais il resta dans le brouillard le plus complet. Cependant, ce que l’inspecteur de police fut en mesure de cerner, c’était le ton implacable utilisé par la médecin légiste. Elle s’apprêtait à leur présenter un argument aussi capital qu’irréfutable.
« C’est un isotope radioactif associé au début de l’ère atomique, précisa la Dre Qadir devant son incrédulité. Entre les nombreux essais nucléaires atmosphériques et les incidents, l’atmosphère s’est chargée de cet atome en quantité notable. C’est un sous-produit typiquement anthropique, aucune autre raison ne peut expliquer sa présence.
— D’accord, mais vous mentionniez son absence, releva Tim.
— Exactement ! Seul un individu n’ayant jamais été exposé au césium 137 présenterait une telle caractéristique ! Même si la concentration actuelle n’équivaut pas celle du début de l’ère atomique, elle serait encore détectable de nos jours aussi bien chez vous que chez moi.
— En quoi cela discrédite l’hypothèse d’une communauté de reclus ? interrogea Alix.
— Parce que cet élément radioactif se retrouve dans l’atmosphère et retombe dans le sol. Il se trouve dans ce qu’on respire, ce qu’on mange, ce qu’on boit. Alors ça reste des quantités extrêmement faibles et non mortelles, mais on peut les détecter si on les cherche ; là où elles étaient absentes avant. Il est impossible pour quiconque ayant vécu les quatre derniers siècles de ne pas présenter cette signature. »
Cette fois-ci, Alix se garda bien de réagir. Il ne comprenait peut-être pas grand-chose à ces histoires d’isotopes et de radioactivité, mais après vingt-deux ans de vie commune avec Claire, il avait retenu une chose : la science ne pouvait être trompée. On pouvait mal l’interpréter, on pouvait ignorer des aspects majeurs et commettre des erreurs ; mais on ne pouvait ni mentir ni tricher. Soit on confirmait une hypothèse, soit on la contredisait et on apprenait plus par la même occasion.
Rayhana était une professionnelle, jamais elle n’oserait composer son rapport d’analyses incomplètes ou de mauvaise qualité. Face à de tels résultats, elle n’avait pu que vérifier plusieurs fois son protocole pour écarter toutes erreurs techniques ou humaines. L’inspecteur se trouvait devant un fait accompli au-delà de toute explication vraisemblable : leur victime, d’une façon ou d’une autre, n’avait jamais été en contact avec du césium 137. Seule une origine pré-atomique corroborait les données scientifiques du Dre Qadir.
« Est-ce que vous disposez d’autres preuves pour soutenir votre théorie ?
— Oui ! Pour essayer de réduire l’intervalle temporel, j’ai analysé la concentration en oxygène 18, à la fois sur notre victime. C’est un rapport utilisé pour connaître les températures du passé. Grâce aux calottes glaciaires, on détient un enregistrement très précis des derniers millénaires de cette évolution.
— Pourquoi je sens qu’on ne va pas aimer ce qui s’annonce ? se lamenta Tim.
— La concentration équivaut exactement à celle recueillie pour l’année 290 avant la Bascule, avec une marge d’erreur de quatre ans. Ce qui correspondrait, là aussi, à la période…
— D’où les habits pourraient provenir.
— Oui. Notre victime n’est pas un crétin richissime qui a décidé de se vêtir de façon archaïque. Il vient d’une époque de plus de six cents ans dans le passé, alors que le corps ne semble dater que… d’aujourd’hui !
— Quelle est votre conclusion ? s’inquiéta Alix, qui redoutait déjà la réponse.
— C’est évident, non ? Nous avons affaire à un crime temporel ! »
Les deux policiers s’échangèrent des regards incrédules. La Dre Qadir venait de briser un tabou. Ce n’était qu’une rumeur, une légende urbaine, basée sur un soupçon de vérité. Une décennie plus tôt, des chercheurs avaient réussi l’exploit à faire « voyager » une particule dans le temps. L’expérience avait fait du bruit à l’époque. Pour l’avancée scientifique majeure qu’elle représentait, même de quelques fractions de seconde, mais surtout, elle avait mobilisé une telle quantité d’énergie que le réseau électrique global s’était effondré pendant quelques minutes. Les gens avaient aussitôt demandé des comptes aux agences responsables et le laboratoire avait publié un communiqué de presse le lendemain pour partager l’exploit et présenter ses excuses.
Le Consulat et les gouvernements avaient créé des comités pour délibérer sur le cadre d’utilisation d’une telle avancée technologique, mais le train était lancé et ne pouvait plus être stoppé. Une fois la percée effectuée, ce n’était plus qu’une question de temps et d’argent pour l’optimiser. Désormais, les scientifiques n’avaient plus besoin de provoquer un blackout général pour leurs expérimentations, et ils étaient parvenus à repousser les limites du transfert jusqu’à la minute. Cependant, des commérages et autres théories du complot affirmaient que les centres de recherches pouvaient désormais voyager librement entre les périodes et modifiaient déjà le cours de l’Histoire pour leur propre bénéfice.
Les spécialistes assuraient que, d’après leurs observations, le temps ne pouvait pas être altéré avec autant d’aisance qu’on aurait pu le croire ; mais cela n’empêchait pas certains crédules d’affirmer détenir des preuves de paradoxes issus des manipulations secrètes. Le crime temporel était l’une d’entre elles. Toutefois, en tant qu’infraction hypothétique, aucun réel protocole à appliquer n’existait en pareille situation. Et Alix ne voulait pas être le premier à s’y frotter, en plus des dangers que cela présentait. Comment arrêter un tueur qui est à la fois jamais et tout le temps là ? Comment faire pour le prendre de vitesse alors qu’il possédait déjà toutes les cartes en main ?
« Vous avez procédé à des tests sur les autres victimes ?
— Oui, avec la même conclusion.
— Les trois seraient des crimes temporels ? s’interloqua Tim. Restons sérieux un moment ! Ce ne sont que des rumeurs.
— Pourtant, les preuves sont formelles, asséna Rayhana. Irréfutable, j’ai vérifié plusieurs fois ; j’ai demandé à un laboratoire indépendant, ils ont obtenu des résultats identiques.
— Alix, tu ne vas pas avaler cette absurdité !
— Si tu ne proposes pas une hypothèse alternative qui explique ce faisceau d’indices, je ne vois pas ce que nous pouvons faire de plus. »
Son partenaire allait répliquer, mais une sonnerie de téléphone l’interrompit. Alix mit quelques instants à réaliser que c’était le sien, se rappelant qu’il avait désactivé sa lentille pendant le rapport, pour ne pas être distrait. L’écran lui indiqua que Claire avait déjà essayé de le joindre en lui envoyant des messages écrits. Intrigué, il prit la conversation directement sur l’appareil et s’éloigna du groupe, qui continuait à argumenter.
« Claire ? Je suis au boulot, là. Qu’est-ce qui se passe ? Quelque chose ne va pas ?
— Désolée, mon chéri, mais ça m’est revenu d’un coup ! Tu sais, le visage que tu m’as montré hier, celui où je te disais…
— Que tu le reconnaissais, mais tu ignorais où. Oui. Tu as fini par t’en souvenir ?
— C’est Lamarck ! révéla Claire, catégorique. Un naturaliste français du troisième siècle avant la Bascule. Je t’ai envoyé une photo du bouquin où j’avais vu son portrait. Enfin, j’imagine que c’est un de ses descendants qui doit lui ressemblait beaucoup. J’ignorais qu’il en vivait encore aujourd’hui… Alix, ça va ?
— Euh… Oui, oui. Merci, ma chérie. Je… Euh… Je vais lancer une recherche. »
Alix raccrocha, soudain muni d’un mauvais pressentiment. Il réactiva sa lentille de couplage et observa l’ancienne gravure envoyée par son épouse. Bien sûr, ce n’était pas aussi précis qu’un trombinoscope, mais c’était sans doute la pointe de la technologie à l’époque. Il dut reconnaître un air de ressemblance plus qu’indéniable avec la reconstitution faciale de la Dre Qadir. Mais ce n’est pas ce qui troublait le plus l’inspecteur de police : outre l’allure, ce soi-disant scientifique d’un autre temps avait vécu à la période à laquelle l’experte médico-légale était arrivée par ses analyses.
Il accéda à son espace de travail à distance, pour observer l’avancée de l’avis de recherche lancé la veille. Sans surprise, l’algorithme moulinait toujours, sans résultat. Alix l’interrompit et démarra une nouvelle investigation, utilisant à la fois les photographies prises sur les lieux du crime et le modèle tridimensionnel, puis il isola le portrait envoyé par Claire directement depuis une version numérique du livre dont elle provenait. Il lança l’analyse et obtint aussitôt le premier résultat positif de son enquête. Il accéda au Registre à la recherche d’une possible descendance et débusqua une dizaine d’individus. Aucun ne ressemblait à la gravure ; en revanche, Alix découvrit que Rayhana avait déjà identifié les empreintes biologiques comme étant les plus proches.
« J’ai identifié notre victime ! »
Les trois autres sortirent de leur démêlé et pivotèrent la tête dans sa direction, l’historienne un peu en retard puisqu’elle lui tournait le dos. Pour la première fois de la journée, la Dre Qadir semblait prise au dépourvu. Tim, quant à lui, parut de plus en plus au fond du gouffre. Alix synchronisa sa lentille avec l’écran interactif de la pièce pour y projeter ses découvertes.
« Mon épouse est tombée par inadvertance sur la reconstitution faciale de la victime, hier soir. De façon tout à fait surprenante, elle m’a affirmé le reconnaître, sans pour autant se rappeler où elle l’avait vu. C’était elle, au téléphone, sa mémoire lui est revenue. Elle l’a identifié comme Jean-Baptiste de Lamarck, révéla-t-il en indiquant le portrait. C’est un naturaliste ayant travaillé au muséum il y a plus de six cents ans…
— Non, ne me dis pas que…
— Du fait de l’époque, aucune photographie n’existe de lui, seulement des peintures. Mais celles-ci sont d’assez bonne qualité pour y tester la reconnaissance faciale… qui a confirmé la correspondance, à la fois avec les images de notre victime, mais aussi le modèle.
— Tu sais très bien qu’on ne peut pas donner foi à partir de dessins ! s’impatienta Tim. L’algorithme a été conçu et entraîné avec des trombinoscopes.
— Les portraits de l’époque pouvaient faire preuve d’un grand réalisme, selon les artistes, interféra la Pr Temitope.
— Là n’est pas la question, coupa court Alix. J’ai procédé à une recherche dans le Registre à la recherche d’une possible descendance. Il m’a sorti une dizaine de citoyens, avec des liens de parenté plus ou moins éloignés entre eux — j’imagine que certains doivent même ignorer les partager. Sans surprise, aucun ne ressemble à notre victime, sinon nous aurions déjà reçu un retour la première fois. Pour ce qui est des empreintes biologiques…
— Elles correspondent à celles que j’ai déterminées hier comme étant les plus proches, anticipa Rayhana d’un ton triomphant. Je le savais !
— Dre Qadir, je veux que vous effectuiez une identification des empreintes biologiques des trois autres victimes. Trouvez si elles ont des descendants répertoriés.
— Je vous contacte dès que j’ai du nouveau.
— Merci pour votre assistance, Pr Temitope.
— Je serai ravie de continuer à collaborer avec vous si mon expertise se révèle nécessaire.
— Nous vous appellerons. »
Sans plus tarder, Alix salua les deux femmes et sortit du bureau, suivi de près par son coéquipier. Il parcourut les couloirs d’un pas vif, son esprit encore bouillonnant de la nouvelle découverte. La victime était identifiée et c’était un naturaliste supposé mort plus de six siècles auparavant. En feuilletant rapidement la Bibliothèque Nationale, l’inspecteur de police ne trouva rien de suspect dans les ouvrages qui lui étaient consacrés. Le voyage dans le temps avait toujours suscité les plus grands fantasmes, mais les philosophes et physiciens avaient depuis les prémices établi les limites dans lesquelles il pouvait prendre place : les paradoxes temporels.
S’il n’était pas une sommité dans le domaine, Alix avait consommé autant d’œuvres de science-fiction que n’importe quel quidam. À ses yeux, remonter plus de trois siècles avant la Bascule pour tuer une personne, c’était s’exposer au classique paradoxe du grand-père — ou l’un de ses dérivés. Les chercheurs qui se penchaient sur la question depuis quelques années — ou temponautes, comme ils aimaient s’appeler — s’accordaient à dire qu’ils avaient trouvé une façon de les contourner, mais ils en ignoraient la nature et les caractéristiques. Pourtant, alors qu’ils arrivaient à sa voiture, Alix ne pouvait mépriser les faits : quelqu’un avait tué plusieurs fois dans le passé.
« Tim, de ton côté, lance une nouvelle reconnaissance faciale en utilisant comme base de données les encyclopédies scientifiques. Nous devons identifier les autres victimes.
— Pourquoi les scientifiques particulièrement ?
— Si tu as raison et que les quatre cas sont liés, nous devons trouver leurs points communs…
— Et tu ne penses pas que venir du passé est déjà un sacré point commun ? railla Tim.
— Personne ne s’amuserait à remonter le temps pour tuer des gens au hasard. Les victimes partagent une connexion et, considérant la caractéristique plus qu’insolite de Lamarck, je ne serais pas étonné que ce soit un des critères de sélection.
— Si tu le dis. Tu vas faire quoi de ton côté ? Essayer d’amadouer le juge d’instruction pour qu’il ne nous retire pas l’affaire pour démence ?
— Si notre tueur peut voyager dans le passé, qu’est-ce qui l’empêche de voyager dans l’espace aussi ? Je suis prêt à parier que les autres pays ont reporté des cas similaires. »
Les deux policiers se mirent aussitôt au travail lorsqu’ils regagnèrent le commissariat. Alix remplit les formulaires de procédure pour indiquer l’évolution de l’enquête et résumer les découvertes de Rayhana. Il omit néanmoins d’impliquer Claire dans l’identification de la victime, prétextant avoir trouvé une correspondance au cours de son avis de recherche. Il garda sous silence les pistes qu’il avait décidé d’explorer à présent, car il se doutait qu’aussitôt que le juge recevrait la notification à propos des différentes victimes trouvées par Tim, il relèverait la police de son accréditation pour enquêter.
Une fois la paperasse terminée, Alix lança une recherche dans les archives internationales pour tenter de dénicher d’autres investigations aux mêmes indices troublants. Bien sûr, il ne s’attendait pas à ce qu’un inspecteur zélé ait classé l’affaire comme meurtre temporel, les journaux s’en seraient donnés à cœur joie. Toutefois, une instruction en cours attira son attention après quelques minutes seulement : un officier de Chicago avait reporté le corps d’un Anonyme à l’université, vêtu d’une tenue du siècle précédent à la Bascule. L’enquête piétinait depuis déjà plusieurs mois, sans la moindre piste pour identifier la victime, encore moins son assassin.
Alix ouvrit le dossier, qui se révéla aussi mince et peu informatif que le prétendait le mémo. Le tir fatal avait visé le cœur cette fois-ci, mais la signature énergétique correspondait bien à celle relevée par Rayhana. La théorie était donc confirmée : le tueur n’en était pas à son coup d’essai et il ne se limitait pas à une seule époque ou région géographique, comme Alix l’avait pressenti.
Le portrait du quadragénaire, au visage rectangulaire et la barbe broussailleuse, ne lui parut pas familier. Il lança malgré tout une reconnaissance faciale en se concentrant sur les scientifiques de la période historique supposée par ses habits. Une fois de plus, la réponse ne se fit pas attendre : Leigh Van Valen, biologiste évolutionniste américain. Alix ne se rappela pas en avoir entendu parler, mais il eut un vague souvenir de la fois où Claire lui avait expliqué une théorie écologique analogue à la course à l’armement responsable de la Bascule. Celle-ci ressemblait à l’un des travaux pionniers du scientifique.
Enhardi par sa découverte, Alix poursuivit ses recherches, mais il finit par aviser qu’aucune autre enquête n’était en cours. Il fureta donc du côté des affaires classées sans suite et obtint, après avoir trié, une douzaine de résultats qui suscitèrent son intérêt. La plupart étaient européennes ou américaines, mais certaines provenaient du Moyen-Orient ou de Chine. Toutes rapportaient des victimes Anonymes habillées de façon singulière, mais sans laisser la moindre trace dans le Registre. Certaines n’étaient pas parvenues à estimer l’âge des vêtements, d’autres suggéraient même des dates improbables de plusieurs millénaires avant la bascule. Aucune ne semblait avoir réalisé le lien entre toutes ses affaires, dont certaines remontaient à une dizaine d’années, quelques mois après la première expérience temporelle, exactement.
Cependant, un dossier sortait du lot, car c’était le seul à avoir identifié la victime ! Selon le rapport d’autopsie avait trouvé une correspondance avec Charles Darwin, le célèbre naturaliste anglais ayant énoncé la théorie de l’évolution. Si la tenue datait bien du temps du scientifique, l’empreinte biologique n’avait rien donné et n’avait pu établir aucun lien de parenté avec celle des descendants encore vivants. L’enquête avait conclu qu’un Anonyme aurait eu recours à la chirurgie esthétique pour tromper le Registre et choisi un visage antique avec assez de portraits pour le clinicien. Pour Alix, sous l’éclairage des nouvelles preuves, il y voyait la confirmation indéniable qu’il avait enfin débusqué la bonne piste.
Sans plus tarder, il lança l’algorithme de reconnaissance faciale sur toutes les victimes et trouva des résultats même pour les plus anciennes. Des noms comme Richard Dawkins, Ernst Mayr, Gregor Mendel, Al-Jahiz ou Empédocle germèrent sur son écran sans savoir à quoi les rattacher. De rapides recherches lui indiquèrent que tous semblaient avoir participé au concept de biologie évolutive, même s’il n’existait pas encore à l’époque où plusieurs vivaient. Pour certains, leurs travaux portaient plus sur une réflexion philosophique qu’une véritable théorie scientifique comme celles que Claires étudiait ; mais chacun avait apporté une brique à l’édifice et ses fondations, parfois de façon indépendante.
Alix bascula en arrière dans son fauteuil, les mains derrière la tête. Il avait trouvé le lien entre les meurtres. Autrement dit, il avait élucidé le motif de l’assassin.
« J’ai du nouveau ! annonça Tim en rentrant à l’improviste dans le bureau. J’ai identifié les autres victimes. Ce sont des naturalistes français aussi : Pierre Belon, Georges-Louis Buffon et Étienne Geoffroy de Saint-Hilaire. Les deux derniers ont travaillé au Muséum.
— Tu as pu confirmer avec l’empreinte biologique ?
— Pierre Belon n’a rien donné, mais pour les deux autres, Rayhana dit que ça entre dans la marge d’une possible descendance dans une lignée directe. Tu as trouvé du nouveau ?
— Regarde par toi-même. »
Pour illustrer ses propos, Alix tourna son écran vers son coéquipier, qui observa les résultats de ses recherches. Au départ intrigué, il vira à une telle incrédulité lorsqu’il en vint à bout qu’il en fit tomber le dossier qu’il avait apporté.
« J’y crois pas. On a vraiment un tueur en série qui élimine des biologistes dans le passé ? Personne ne va nous prendre au sérieux.
— Pourtant, les preuves sont bien là. Ça doit être lié à la théorie de l’évolution, toutes les victimes y ont plus ou moins participé.
— Certes, mais n’est-ce pas un paradoxe ?
— Comment ça ? s’intrigua Alix.
— Si notre assassin tue bien des scientifiques qui ont collaboré à son élaboration, ne devrait-on plus en avoir conscience ? Or, si tu as pu connecter les points, c’est que cette théorie existe toujours. Le fait même de pouvoir en parler atteste qu’elle a été découverte et que ses différentes étapes ont été référencées dans les ouvrages que tu as consultés.
— Tu penses qu’il les aurait tués après leurs travaux ?
— Je ne sais pas, mais je ne vois pas d’autres explications.
— Pourquoi suivre un mode opératoire aussi singulier si le motif n’en est pas le moteur ?
— Je ne sais pas, répéta Tim en haussant les épaules.
— On doit consulter un temponaute. »
[1] Microscope électronique à balayage environnemental : technique de microscope électronique qui présente l’avantage de ne pas nécessiter une préparation en amont de l’échantillon par un conducteur. Il se différencie d’autres méthodes par la présence d’un gaz (là où les approches plus classiques créent le vide), ce qui le rend moins invasif et dangereux pour l’échantillon, avec la contrainte toutefois d’une résolution qui peut s’avérer moindre.