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Notes d'auteur :

Et voilà le dernier chapitre ! Je vous laisse apprécier le climax et sa résolution sans en dire plus. Bonne lecture !

Chapitre 5 : Chagrin vengeur

 

 

 

Alix rejoignit son ami, qui le laissa sortir et observer de lui-même. Il remarqua à peine la présence d’Astride derrière son partenaire, qui jugeait la scène d’un regard désapprobateur. Plusieurs Prétoriens tenaient avec fermeté un individu qui se débattait de toutes ses forces et proférait un torrent d’injures à l’attention de chaque personne qui lui venait à l’esprit. L’inspecteur reconnut aussitôt le visage émacié de Morris. L’esclandre attira l’attention de plusieurs officiers qui se massèrent autour de l’escouade, entravant leur procession à travers le poste de police.

« Le RQPS l’a arrêté il y a une dizaine de minutes, expliqua Tim. Pas une seule victime à déplorer. Ils l’ont choppé alors qu’il était aux chiottes, il n’a pas eu le temps de résister qu’il était déjà plaqué contre l’urinoir.

— Charmant, maugréa Astride avec dégoût. On aurait dû lui flanquer une charge de plasma entre les deux yeux, il ne mérite pas mieux.

— Merci de votre sollicitude, rétorqua Alix. Est-ce qu’on peut le débriefer ?

— C’est bien pour ça qu’on s’est décarcassé à le ramener vivant, désavoua la Proconsule qui surgit de la cohue. On vous l’installe dans l’une de vos salles d’interrogatoire. Vous avez droit à cinq minutes seuls avec lui, après on l’embarque chez nous.

— Pour qu’il s’évanouisse dans vos cellules de réclusion.

— Ce qu’il adviendra de lui ne vous regarde pas. Cinq minutes. »

La durée concédée ressemblait davantage à un sursis qu’à une faveur. Alix et Tim prirent la direction de la salle d’interrogatoire où Morris attendait. Assis sur une chaise et menotté à la table en éco-acier, il s’était calmé. Un Prétorien se tenait à côté de lui, mais il sortit sur un signe de la Proconsule. La pièce baignait dans la lumière éblouissante du plafond. En dehors du mobilier, aucune aspérité ne dépassait. La porte se referma à la suite des deux policiers en coulissant dans un chuintement. Les murs étaient ceinturés de larges fenêtres électrochromes qui donnaient vers les locaux du commissariat. Alix régla leur opacité afin qu’un seul cadre reste transparent, derrière lequel s’attroupa une bonne partie des employés du poste. Tim s’installa face au suspect, qui demeurait silencieux, après lui avoir retiré ses entraves. Il les observait, ses lèvres déformées par un léger rictus qui dévoilaient des dents bien alignées.

« Est-ce que vos droits vous ont été dictés ?

— Je ne sais pas, j’étais trop occupé à éviter de me pisser dessus lorsque vos brutes m’ont plaqué contre le mur.

— Nous lui avons dicté ses droits, intervint une voix dans l’interphone de la pièce. J’ai sa signature palmaire l’attestant. »

Alix préféra ne pas s’immiscer, se doutant à moitié de la façon dont le paraphe avait été obtenu au cours de l’arrestation. Tim se contenta de cocher une case sur le formulaire synchronisé avec le dossier d’instruction.

« M Morris, avez-vous la moindre idée de la raison de votre présence ici ?

— J’imagine que le Registre vous a signalé une quelconque infraction et vous avez jugé bon d’envoyer les Prétoriens, histoire de me flanquer la frousse.

— Votre nom est apparu parmi plusieurs actes d’agression dirigés contre des Anonymes, révéla Alix qui perdait déjà patience. Vous avez reçu un blâme de l’Université ce matin même pour harcèlement d’une de vos étudiantes. »

Morris ne réagit à aucune des allégations de l’inspecteur. Il se contenta de fixer Tim, comme s’il attendait qu’il reprenne l’interrogatoire. Les deux partenaires s’échangèrent un regard intrigué, mais un coup d’œil rapide à l’horloge digitale les força à poursuivre.

« Nous enquêtons actuellement sur une série de meurtres dont les indices convergent tous vers une utilisation abusive et non contrôlée du transfert temporel. Votre passé tempétueux, votre appartenance au Prieuré de la Rectification et vos compétences en physiques font de vous un des suspects les plus évidents. Après tout, si j’en crois votre Registre, votre vie s’est un peu délitée après l’expérience Morlock. C’est presque un prodige que l’Université vous ait accordé une bourse…

— À mon âge, les chercheurs disposent déjà d’un poste, bougonna Morris. Ce n’est pas une fleur, c’est un rappel constant de mes échecs.

— Dois-je comprendre que vous n’êtes pas satisfait de votre situation actuelle ?

— Pourquoi braverais-je les règles élémentaires de la physique pour métamorphoser notre univers ? »

Un tressaillement parcourut l’échine d’Alix, suivi d’une sueur froide. L’accusé avait admis son motif sans sourcilier, confessant son crime d’une voix calme et posée. Derrière la vitre, l’agitation parmi les policiers et Prétoriens devenait palpable. Même la Proconsule semblait ébranlée par la révélation.

« C’est un aveu ?

— Appelez ça comme vous le voulez, il est trop tard de toute façon.

— Comment ça ?

— Le flux temporel est sur le point de se réformer, définitivement. Que vous m’arrêtez maintenant ou non n’y changera rien, c’est déjà en cours.

— Pourquoi altérer le passé ? Pourquoi tuer des scientifiques du passé ?

— Parce que la société m’a rejeté au moment où j’avais le plus besoin d’elle. Le Consulat vous ment à tous, dissimulant la vérité pour ne pas avoir à affronter l’ire de ses citoyens. Vous baignez dans votre complaisance, ignorant le prix que j’ai dû payer.

— Nous connaissons la vérité sur l’expérience Morlock, intervint Alix. Nous savons pour la disparition de Norah. »

Une fois de plus, Morris s’enferma dans un silence de tombe. C’était comme s’il n’avait pas conscience de la présence d’Alix à ses côtés, ou qu’un écran occultait l’inspecteur. Celui-ci, désarçonné, ignorait comment réagir face à une telle nonchalance. Il changea de position pour se placer derrière son partenaire, mais le suspect ne sembla toujours pas le remarquer.

« Nous savons pour Morlock, reprit Tim.

— Ah ! Mais savez-vous qui était à l’origine de la surtension accidentelle ? Connaissez-vous réellement Norah ? Qui aimait-elle ? Qui l’aimait ? Non, c’est bien ce que je pensais, se délecta Morris devant l’incrédulité de son interrogateur. C’est moi qui étais chargé de contrôler l’algorithme de transfert, c’est moi qui ai échoué à le contenir et à l’empêcher de lancer le procédé. C’est moi qui ai été le bouc émissaire de cet échec, parce que j’étais le pion le plus facile à faire sauter, alors que l’erreur était partagée. C’est moi que le Consulat a abandonné et mis au placard, sans chercher à m’offrir l’assistance et le soutien communautaire sur lequel il repose.

— Et pour vous venger, vous avez décidé de vous transférer dans le passé pour tuer des scientifiques innocents ? s’interloqua Alix.

— J’aurais pu le surmonter, je n’étais pas le premier ni le dernier, poursuivit l’assassin comme s’il n’avait pas été interrompu. Mais comment l’aurais-je pu ? Quand chaque jour de ma vie, la société me criait au visage que j’étais le seul et unique responsable de la disparition de Norah. Quand le passé me jette sans relâche à la figure son rejet inexorable.

— Vous n’avez pas tué Norah, essaya de consoler Tim.

— Oh, je le sais bien. C’est moi qui ai donné à la Pr Branican la preuve que Norah était vivante, dans le passé. C’est moi qui lui ai montré les livres. Mais là où elle y a trouvé une rédemption, elle a sciemment ignoré mon malheur. Voyez-vous, ces personnages partagent leurs noms avec les membres de l’équipe présents ce soir-là. Toutes, sauf un…

— Vous.

— Moi. Même du tréfonds des abysses du passé, Norah me juge responsable de ce qui lui est arrivé. Elle m’a effacé de sa vie, jeté dans les oubliettes de sa mémoire.

— Si vous lui en voulez autant, pourquoi ne pas vous transférer pour la rejoindre et vivre avec elle, faire amande de vos erreurs ?

— Parce que je l’aurais tuée, confia Morris après une courte hésitation. Et qu’elle ne le mérite pas. Ce n’est pas elle l’hypocrite qui se cache derrière de bons sentiments tout en commettant les pires cruautés loin du regard des citoyens. Aussi violente que fût la réaction de Norah, elle partage les vertus d’être honnête et juste : c’est moi qui l’ai trompée. En revanche, c’est le Consulat qui a brisé mon espoir. Le Prieuré m’a recueilli et m’a ouvert les yeux sur cette perfidie qui gangrène notre société. Ils m’ont fait comprendre que les fondateurs de la Bascule se sont fourvoyés dans leurs préceptes et qu’ils devaient être corrigés. J’ai offert au Prieuré l’unique solution : le transfert temporel et l’élimination des esprits qui ont semé les graines des arbres sur lesquels a été bâti le Consulat. »

Le sursis accordé par la Proconsule avait expiré depuis un moment et les policiers n’avaient obtenu aucune information pour leur permettre d’empêcher un nouveau meurtre. Morris s’était lancé dans une longue confession pour gagner du temps, mais cela avait sans doute acheté le répit nécessaire pour retarder la prise de relais par le RQPS. Alix savait qu’il ne leur restait que quelques secondes avant que la diversion des aveux larmoyants ne cesse de faire effet. Il contourna la table pour venir se placer juste à côté du tueur, toujours dans l’indifférence la plus totale.

« Où se trouve la machine ? questionna Tim. Nous avons compris que vous avez dupliqué la signature énergétique de celle à l’Université pour duper les drones, mais les zones d’émission sont éparpillées à travers le monde. Nous savons que vous ne pouvez pas déplacer un tel dispositif aux quatre coins du globe.

— Le transfert est inéluctable. Vous ne pourrez pas l’empêcher. Grâce à nous, le passé est devenu fluide et nous le changerons à notre guise, à notre bon vouloir.

— Nous avons percé votre secret, ce n’est plus qu’une question de temps avant que nous démantelons le Prieuré et la machine.

— Comment pourrez-vous lutter contre nous ? Alors que nous avons le pouvoir de vous effacer de l’existence sans même que vos proches ne s’en rendent compte. Vous faire vivre une vie sans vos êtres aimés parce que vous ne les aurez jamais rencontrés… »

Alix perdit patience et attrapa Morris par le col de sa chemise et l’arracha de sa chaise pour le plaquer contre l’un des murs. Pourtant, celui-ci continuait de l’ignorer et ne semblait pas être importuné le moins du monde. Tim, au départ surpris par la réactivité de son partenaire, reprit ses esprits et vint les rejoindre pour tenter de les séparer.

« Alix, calme-toi ! Il n’en vaut pas la peine.

— Si vous touchez à un cheveu d’Océane, je vous jure que je m’assurerai personnellement de vous foutre une raclée à chaque instant de votre vie.

— Vous avez harcelé la fille d’Alix ? s’interloqua Tim en se tournant vers Morris.

— Ce pervers la persécute depuis des jours lors de ses cours. C’est Claire qui a porté réclamation auprès du doyen. Si vous vous en prenez à ma famille, vous le regretterez. »

Le tueur n’avait pas bougé, toujours adossé au mur. On aurait pu croire qu’il demeurait amorphe s’il ne s’était pas épousseté la chemise, comme si elle avait été salie.

« C’est vrai ce que dit mon coéquipier ?

— J’ignore de qui vous parlez, révéla Morris. Pour autant que je puisse en juger, nous ne sommes que deux personnes dans cette pièce. Faites-vous référence à l’un des spectateurs qui se réjouissent de cette attraction ?

— Mon partenaire, l’inspecteur Raimbaud, ici présent. Vous ne le voyez pas ? Il vient de vous plaquer contre le mur.

— Ah, ça. Pardonnez ma confusion, mais j’ai tendance à ne pas considérer ces abominations infâmes de la nature, des abjections impures qui souillent notre société, des insultes ignominieuses envers l’œuvre du Créateur. »

Morris conclut sa diatribe en crachant sur Alix, que l’injure frappa avec autant de violence que l’impact d’une balle qu’il recula de quelques pas. Tim se révéla le plus rapide à réagir, décochant une droite dans la joue de Morris. Le coup l’envoya au tapis sans préavis. Une rage comme Alix en avait rarement vu étincelait dans le regard de son coéquipier. Sans doute se trouvait-il encore trop sous le choc pour réagir lui-même, peu accoutumé à ce genre d’attaque qui n’avait pratiquement plus lieu. La porte de la salle d’interrogatoire s’ouvrit à la volée, déversant un flot de Prétoriens dirigés par la Proconsule.

« Ça suffit, cette mascarade a assez duré. Je ne peux laisser passer cet outrage envers les préceptes du Consulat. Emmenez-les !

— Non ! Nous n’avons pas fini, rétorqua Tim en se débattant de la prise des soldats.

— Votre délai a expiré, et je pense que vous avez perdu votre droit d’interroger ce suspect. Il se trouve désormais sous la responsabilité du RQPS.

— Nous n’avons pas encore localisé la machine !

— Je me charge de soutirer cette information. »

On exfiltra les deux policiers de la pièce et la Proconsule s’installa sur la même chaise que Tim. Kára et Astride s’occupèrent de relever Morris et de le jeter sans ménagement sur la sienne. Affalé sur la table, il eut à peine le temps de se redresser qu’une des deux prétoriennes lui attrapa l’arrière du crâne le smasha sur la surface métallique. La porte se ferma sur cette ultime scène. On les lâcha et son partenaire l’amena vers la fenêtre encore diaphane, mais celle-ci s’obscurcit avant qu’ils ne puissent l’atteindre. Personne ne pouvait voir ni entendre ce qui se passait.

La foule accumulée se dispersa, certains donnant une tape réconfortante sur l’épaule d’Alix, mais il était encore secoué pour réagir. Même si le tueur n’avait rien dit à haute voix, tout le dégoût qui avait animé chaque syllabe ne laissait aucun doute sur ce à quoi il faisait référence. Lorsque Claire l’avait averti au sujet de son passé, Alix avait pensé que le tueur essayait d’estimer le meilleur moment pour effectuer le transfert et l’empêcher de poursuivre son enquête. Il n’avait pas réalisé qu’il martyrisait Océane non pas pour envoyer un message au policier, mais parce qu’il répugnait tout ce que son père représentait, que le corps dans lequel il était né ne lui correspondait pas.

 Alix commençait tout juste à comprendre l’ampleur de l’aversion à l’égard des siens qui habitait Morris et ses sympathisants. Jamais on ne la lui avait vomie avec tant de férocité et de mépris, le jugeant comme un moins que rien. Certains fondamentalistes osaient parfois violer les lois du Consulat, mais les sanctions s’avéraient terribles et a priori dissuasives : seule une poignée de crimes étaient considérés pires qu’un outrage civique contre la constitution, et leurs sentences se montraient toutes aussi peu réjouissantes.

Ce n’était pas surprenant de voir les fidèles du Prieuré adhérer à ce genre d’idéologie haineuse, ils puisaient leur dogme dans des pensées d’avant la Bascule. Certains livres d’Histoire racontaient les diverses persécutions des citoyens d’alors sur des caractères discriminatoires, mais jamais Alix n’avait été témoin d’une telle déferlante. Encore moins la cible. Chacun pouvait accéder à son dossier du Registre et découvrir son passé, et pourtant jamais cela n’avait suscité de réaction aussi viscérale. Tim avait été le plus prompt à répliquer, sans doute parce qu’il considérait Alix comme sa famille, et on ne s’en prenait pas à ses proches sans rester impuni. Il avait été le premier à qui Alix avait avoué son malaise, alors qu’ils étaient à l’école primaire, et l’avait aidé dans sa transition, grâce à ses parents médecins. La tempête coléreuse ne semblait pas s’être calmée, à en juger par la frénésie qui animait ses cent pas.

« C’est quoi cette histoire de machine ? finit par lui demander Alix.

— Astride m’a donné un coup de main. Tu te souviens qu’on n’arrivait pas à détecter une émission d’énergie anormale qui pourrait trahir un transfert ? Ce qu’on n’avait pas remarqué, c’était sa localisation ! En effet, en tant que projet gouvernemental, l’accès nous y est interdit. Astride m’a proposé d’utiliser son accréditation pour contourner le verrou.

— Qu’est-ce que vous avez trouvé ?

— Que le Treillis n’a détecté aucune source d’énergie étrange. En revanche, la signature de l’Université est apparue un peu partout à travers le globe ! Cela ne peut signifier qu’une chose : soit, les deux machines laissent des traces similaires, ce qui me paraît peu vraisemblable puisqu’elles n’effectuent pas les mêmes transferts ; soit, Morris et ses complices ont réussi à tromper les drones en simulant celle de l’Université.

— Une sorte de leurre ?

— C’est ce que pense Astride, mais je te garantis que l’un des pics détectés correspond au lieu où se trouve la machine de Morris. Certaines des coordonnées coïncident avec les scènes de crime, donc j’imagine qu’elles sont liées aux transferts d’une façon ou d’une autre. Peut-être qu’ils n’ont pas besoin d’une plateforme et peuvent transférer n’importe qui de n’importe où, pour brouiller les traces. Mais l’une doit bien correspondre au premier meurtre, celui effectué à proximité de la machine.

— Tu veux dire qu’ils pourraient le transférer d’ici, alors qu’il est sous notre garde, et l’envoyer dans le passé pour tuer Wallace ?

— Oui. C’est pour ça qu’il n’avait pas l’air si inquiet que ça quand je lui ai dit que c’était fini, il sait que ses acolytes peuvent le sortir de là. »

La porte de la salle d’interrogatoire s’ouvrit, laissant paraître la Proconsule. Des éclaboussures de sang, dont elle ne se souciait guère, maculaient son visage et sa tenue. Derrière elle, Alix vit Kára jeter un drap sur la table.

« Qu’est-ce que vous avez fait de lui ? s’agita Alix.

— J’ai extrait l’information dont nous avions besoin de son infâme caboche.

— D’où vient ce sang ?

— C’est une question rhétorique, railla-t-elle avec ennui.

— Vous l’avez torturé, c’est ça ? Vous l’avez jugé, condamné et exécuté sans même vous soucier de respecter nos protocoles.

— J’ai fait ce qui était nécessaire pour servir les intérêts du Consulat. Je ne suis pas responsable s’il s’est montré réticent.

— Nous avons des lois ! s’insurgea Tim.

— Vos lois s’arrêtent à votre juridiction. Le RQPS et ses actions n’en fait pas partie, je réponds directement au Consul, pas à votre gouvernement ni à votre justice. Sans oublier qu’il a perpétré un crime capital à votre encontre, ajouta-t-elle en toisant Alix. Le verdict et la sentence ont été rendus selon nos préceptes. Nous détenons l’information que vous cherchiez, je l’ai transmise à votre commissaire pour l’annexer et sceller votre dossier. Désormais, cette opération passe sous mon contrôle et cela ne vous regarde plus.

— Laissez-nous au moins participer à l’arrestation.

— J’ai déjà envoyé une patrouille de Prétoriens dénicher ce groupuscule terroriste et l’éradiquer. Si ça vous chante, vous pouvez me rejoindre dans le bureau de Verne, j’y coordonne l’assaut. Mais avant, je vais en profiter pour me refaire une toilette. »

Elle s’éclipsa, tandis que ses deux cerbères sortirent de la salle d’interrogatoire. Tim lança un regard outré envers Astride, qui haussa les épaules avec flegme. Les traits de Kára ne trahirent aucun remords ni aucune forme d’émotion autre que la résolution. Les deux policiers les suivirent vers le bureau de Verne, qui les attendait déjà. Le dépit qui marqua son visage ne laissait que peu de doute sur ses sentiments, mais il ne préféra pas les partager de vive voix. La Proconsule jaillit quelques instants plus tard, aussi étincelante et resplendissante que jamais, mais cette fois-ci, ni Alix ni Tim ne se laissèrent envoûter par son charme.

Se pavanant telle une reine, elle opacifia la baie vitrée et alluma l’écran interactif. Plusieurs images apparurent et l’inspecteur de police reconnut des retransmissions vidéo des casques prétoriens. Ils entouraient un bâtiment abandonné — sans doute un ancien gymnase — dans l’une des banlieues désaffectées de Paris. Les plaques d’immatriculation des véhicules garés ne trompaient pas. Alix ne put s’empêcher un sourire ironique : la machine avait toujours été là, à portée de main. Dissimulée à la vue de tous. Peut-être même qu’il était déjà passé devant sans réaliser l’arme qui y résidait.

Un plan du quartier apparut dans une nouvelle fenêtre, localisant chaque soldat. Ils avançaient en plusieurs groupes, couvrant chacune des issues pour entraver toute fuite de leurs cibles. Le Prieuré était pris en tenaille. Lorsque chacun eut pris position, le commandant envoya le signal d’autorisation.

« Prétorien-chef, ici la Proconsule Yun. Vous avez le feu vert pour l’intervention. J’approuve l’utilisation de la force létale, sans restriction. Minimiser les dégâts sur la machine dans la mesure du possible.

— Comment ça ? s’interposa Alix. Vous devez la détruire !

— Nous devons d’abord déterminer comment ces hystériques ont réussi à créer une machine à transfert au milieu d’une zone résidentielle sans éveiller le moindre soupçon.

— Elle est dangereuse ! »

Mais la Proconsule ne l’écoutait déjà plus et observait attentivement le déroulé de son opération. L’assaut était lancé et plusieurs Prétoriens investissaient les lieux. Comme si leur conscience sollicita une raison, les adeptes du Prieuré semblaient les attendre pour les accueillir avec un feu nourri. La riposte fut immédiate et dévastatrice. Les échanges de tirs plasmatiques saturèrent les caméras des casques, si bien que les images ne devinrent qu’un amalgame de pixels blanc et noir. Quelques points s’éteignirent sur la carte tactique. La Proconsule éructait une avalanche d’ordres devant des réponses de plus en plus chaotique.

Alix en avait assez vu et préféra se retirer. Tim l’avait remarqué et vint aussitôt le rejoindre dans les escaliers. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’était la présence de Kára sur leurs talons, l’air revêche. Prenant son coéquipier et sa cerbère à contrepied, le policier ne se dirigea pas vers son bureau, mais le garage. Il ne pouvait pas empêcher le RQPS de décimer des individus jugés néfastes pour la société, mais il pouvait toujours essayer de l’améliorer.

« Alix, où vas-tu ?

— À l’Université. La Pr Branican a été claire à ce sujet : la machine doit être détruite.

— Je ne peux pas vous laisser interférer avec une opération du RQPS, intervint la prétorienne en les dépassant et leur bloquant l’accès vers l’ascenseur.

— Appelez ce massacre comme bon vous semble, je n’ai pas envie d’y être associé de toute manière.

— Que comptez-vous faire dans ce cas ?

— Réparer une erreur. »

Sans attendre sa réponse, l’inspecteur força le passage et entra dans la cabine. Moins d’une minute plus tard, il se trouvait au volant de sa voiture et fonçait déjà hors du parking. Tim, sur le siège annexe, était toujours connecté avec sa lentille de couplage à l’assaut.

« Je ne sais pas quel entraînement ils ont reçu, mais ils arrivent à garder les Prétoriens à distance, s’ébahit-il.

— Jusqu’à ce que Yun décide d’envoyer tout un bataillon pour les exterminer. Morris avait raison sur une chose : l’hypocrisie du Consulat ne peut plus durer.

— Quel est ton plan ?

— Dévier la rivière. Claire ? appela-t-il via sa propre lentille.

— Alix ? Tu as pu trouver Morris ?

— Oui, c’est bon. C’était bien lui le tueur…

— Bon sang… Et il a menacé Océane…

— Ne t’inquiète pas, il n’en avait pas après elle. »

Il évita de justesse une camionnette qui surgit d’une ruelle, alors qu’il roulait à toute vibure, sirènes hurlantes, en direction du campus universitaire. Il regagna le contrôle du véhicule de justesse, Tim cramponné à sa ceinture. Jugeant qu’il était plus sage de laisser la conduite autonome prendre la relève, il l’activa en la paramétrant pour une situation d’urgence.

« Écoute, poursuivit-il, j’ai besoin que tu me retrouves au laboratoire temporel de l’Institut de Physique quantique. Dis que tu viens pour moi et demande à la Pr Branican d’initier un transfert.

— Euh… D’accord, mais pourquoi as-tu besoin de moi en particulier ? Je ne suis pas ta secrétaire.

— Russel Wallace, celui qui a élaboré la théorie de l’évolution, tu le connais ?

— Oui, bien sûr.

— Je veux que tu m’apportes un exemplaire de sa théorie…

— Ce n’est pas une formule écrite sur une feuille de papier, comme en physique. C’est tout un bouquin !

— Peu importe ! Amène une version originale ! Je te retrouve là-bas. »

Les deux policiers arrivèrent enfin au campus, entiers et vivants, peu de temps après la fin de l’appel. Alix se précipita vers l’édifice qui donnait accès à l’institut. Claire l’attendait devant l’entrée, un épais volume sous les bras.

« Tu avais raison, concéda Tim. Ils ont demandé du renfort. En revanche, les drones ont détecté un sursaut d’énergie, qui va en s’amplifiant.

— Ils essayent de lancer leur transfert à tout prix, déduisit Alix alors qu’il franchit le seuil des portes d’entrée. Je le savais, ils vont tenter de tuer Wallace et modifier le flux temporel.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Claire. Pourquoi as-tu l’air aussi nerveux ?

— Inspecteur Raimbaud ? les accueillit la Pr Branican. Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Nous devons procéder à un transfert avant qu’il ne soit trop tard.

— Comment ça ?

— L’assassin est l’un de vos anciens étudiants. Il s’apprête à en commettre un autre, nous devons l’en empêcher.

— Je ne peux pas vous transférer dans le passé pour prévenir un meurtre, objecta la temponaute. Nous n’en avons pas les moyens !

— Ce n’est pas moi que vous allez transférer, c’est ce bouquin, indiqua-t-il en prenant le livre dans les bras de Claire. Vous nous avez dit que vous ignorez si les paradoxes pouvaient créer des univers alternatifs. Mais si Morris parvient à achever son œuvre, la théorie de l’évolution disparaîtra de l’existence.

— Je répète, je ne peux pas vous aider à empêcher un meurtre. »

Elle les avait guidés dans les dédales sous-terrain jusqu’à une lourde paroi métallique gardée par deux agents de sécurité du campus. Elle présenta son accréditation, ainsi qu’un badge qui déverrouilla la serrure. La porte pivota sur ses gonds et s’ouvrit sur un hangar qui renfermait la fameuse machine à transfert. Une petite plateforme reliée à une passerelle se tenait au centre du dispositif, qui consistait en une série de larges anneaux encapsulés les uns dans les autres. Le mécanisme occupait l’essentielle partie de l’entrepôt, en dehors de la rangée de serveurs accolée aux murs et des consoles autour desquelles plusieurs scientifiques s’affairaient dans une ambiance fébrile. Les voyant approcher, l’un d’eux vint à leur rencontre.

« Pr Branican, nous sommes prêts à lancer le transfert, nous avons reçu l’autorisation du Ministère de l’Énergie.

— Pas tout de suite. Que voulez-vous faire avec ce livre ?

— L’utiliser comme une capsule temporelle ! Si nous l’envoyons dans le passé, même s’ils assassinent Wallace, la théorie de l’évolution perdurera. Quiconque mettra la main dessus sera en mesure de la développer.

— Certes, mais qu’est-ce qui empêchera votre meurtrier de récidiver et de zigouiller le nouveau, ou la nouvelle, théoricienne ?

— Parce que nous allons l’envoyer à la seule personne qu’il ne tuera jamais : Norah. Morris et elle étaient en couple, il est toujours épris d’elle. Cet amour perdu est le carburant qui alimente sa haine et l’a forcé à agir ainsi.

— Nous ne savons pas à quelle époque elle se trouve.

— Dépêchez-vous ! urgea Tim. Ils ont presque fini !

— Nos services ont reçu une lettre écrite par elle qui la place à la même époque que Darwin. C’est elle qui a permis à Wallace de survivre aux tentatives jusqu’à présent. Nous lui envoyons le moyen d’annuler les effets si jamais Morris y parvient. »

La temponaute soupesa la conjecture de l’inspecteur et la mesura à ses connaissances théoriques sur le flux temporel. Alix lut dans ses yeux la discorde entre ses croyances et ses peurs, ses certitudes et l’urgence de la situation. Autour d’elle, les autres physiciens n’attendaient que son aval pour lancer le procédé.

« Nous n’avons jamais transféré aussi loin, même un objet inanimé. Nous ignorons si nous pouvons atteindre cette date, nous nous exposons à une nouvelle surcharge.

— J’ai tout à fait conscience des dangers, mais c’est notre seule chance !

— Vous comprenez que nous risquons de ne pas réussir à contrôler les coordonnées d’arrivée. Les conséquences peuvent s’avérer dramatiques.

— Nous sommes sur la même longueur d’onde, loua Alix. Le temps presse. Ils ne vont pas détruire la machine. »

Le policier décrypta dans le regard de la physicienne qu’elle avait enfin compris son but réel et ce qu’il impliquait. En fin de compte, peu importait quand arriverait leur capsule temporelle, l’essentiel était qu’elle parvienne un de ces jours. Et son dernier argument avait terminé de la convaincre pour toujours.

« Emmett, préparez le procédé de transfert. Nous l’initions sans plus attendre.

— Bien, Pr Branican.

— Allez déposer le livre sur la plateforme, ajouta-t-elle à l’adresse d’Alix. Et revenez aussitôt, sinon vous subirez le même sort que Norah. »

L’inspecteur se contenta d’un hochement de tête, mais la professeuse était déjà partie vers une des consoles pour superviser l’expérience. Alix se tourna vers Claire, qui tenait toujours son livre collé contre sa poitrine, son visage figé dans une expression où se mêlaient inquiétude et doute.

« Donne-le-moi.

— Tu veux changer le passé, c’est ça ?

— Je prends une garantie pour que personne ne puisse l’empirer et que quiconque puisse l’améliorer. Nous devons procéder maintenant, sinon nous perdrons l’emprise que nous avons dessus et ils l’altèreront à leur guise.

— Mais tu risques de créer un paradoxe. Détruire notre réalité.

— Le temps est fluide, ma chérie. Mais tout comme une goutte d’eau finit toujours par arriver à l’océan, malgré les détours, certaines vérités ne changeront jamais.

— Alix, ils sont entrés dans la salle de la machine, elle est déjà activée ! »

Alix prit délicatement le livre dans les bras de son épouse, qui le lui légua sans résistance. Une confiance inébranlable avait remplacé ses craintes sur son visage. Les deux policiers s’échangèrent un dernier regard, chacun conscient que d’ici les prochaines minutes, leurs vies seraient chamboulées à jamais. Puis, l’inspecteur se dirigea vers la machine. Elle commençait à émettre un léger vrombissement. En s’approchant, il découvrit que les anneaux consistaient en réalité à des rails électromagnétiques protégés par des armatures métalliques au centre desquels un faisceau d’énergie circulait de plus en plus vite, à l’origine du son.

Malgré sa détermination, il ne put empêcher une certaine crainte envahir son organisme, à la fois à cause de l’acte, mais aussi de l’environnement dans lequel il se trouvait. La machine devait bien mesurer une dizaine de mètres de rayon, cela ne l’empêchait pas de s’avérer oppressante. Alix jeta un coup d’œil sur la couverture du livre. Il ne l’avait jamais lu, ni même feuilleté, mais il se souvenait l’avoir vu trôner sur le bureau de Claire lorsque celle-ci révisait ses examens universitaires, tant d’années auparavant. Quand les jumeaux s’amusaient dans leur parc à jouets. Quand ils vivaient dans l’une de ses immenses tours résidentielles du centre-ville parce qu’ils n’avaient pas un rond.

Alix le déposa à ses pieds, au cœur de la plateforme, puis il recula en prenant garde de ne pas glisser, sans quitter l’ouvrage des yeux. Lorsqu’il eut atteint les marches, il se détourna enfin et les descendit pour rejoindre les autres. Il enlaça Claire dans une étreinte qu’il n’espérait pas la dernière, tout en observant le reste de la procédure. La passerelle se retira, laissant la plateforme seule, en suspension dans l’air. Puis, accompagnés d’un bruit sourd et mécanique, les énormes anneaux se mirent à bouger les uns par rapport aux autres, tournoyant dans tous les sens autour de la plateforme. Leur cadence s’accéléra petit à petit, au même rythme que s’intensifia l’éclat du champ d’énergie qui les entourait, au point qu’il finit par devenir éblouissant. La lentille du policier se déconnecta, son couplage déstabilisé par les interférences de la machine.

Alors que la lumière aveuglante les engloutit, tout ce qu’Alix sentit fut l’étreinte de Claire qui se resserrait.

 

Note de fin de chapitre:

Tadaaaa !!!

Rassurez-vous, l'épilogue arrive tout de suite ;)

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