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Notes :

Après maintes péripéties et hésitations, voici donc le premier chapitre de mon histoire. Je n'en suis pas totalement satisfaite, donc n'hésitez pas si vous avez des remarques (constructives) à me faire. Cette histoire se déroulera en cinq chapitres, parmi lesquels vous pourrez retrouver différents tropes que je listerai tous à la fin du dernier chapitre, afin d'éviter les spoilers ! Sur ce, je vous souhaite une bonne lecture.

Notes d'auteur :

Je m'excuse par avance, les chapitres sont un peu longs...

Vauquelin avait beau attendre depuis de longues minutes son visiteur, quand on frappa à la porte, il sursauta tant et si bien qu’il manqua de renverser sa chandelle sur son livre. Accoudé au bureau, il s’escrimait à déchiffrer les enseignements de l’énorme Das Verhalten der Eigenwärme in Krankheiten, traité médical du fameux médecin wurtembergeois Wunderlich. Il aurait été bien plus simple qu’il en lise la traduction, mais son maître était exigent et puriste : aux yeux du docteur Francarnon, un bon médecin se devait d’avoir des connaissances à tout épreuve, y compris en langue allemande. Car, toujours d’après Francarnon, toutes les avancées de la science venaient des universités germaniques.


Par chance, Vauquelin rattrapa la bougie avant que la cire ne coule sur la couverture reliée de l’ouvrage. Il se brûla le bout des doigts et épongea tout de suite les gouttes tombées sur le bois du bureau. Si Francarnon l’avait vu, il l’aurait encore blâmé pour sa négligence.


On frappa à nouveau. Vauquelin marqua la page du livre, souffla la flamme et se dirigea en tout hâte vers la porte. Il passa sa veste, rajusta le nœud de sa cravate et ouvrit. En haut des marches, face à lui, la silhouette trapue de Francarnon se dessinait dans la pénombre.


— Pressons, mon garçon ! Vous étiez-vous endormi ?


Sans attendre sa réponse, il descendit les marches. Vauquelin ferma la porte un peu trop vite, dans un claquement, et se précipita à sa suite.


— J’étudiais, monsieur.


— Vous étudiiez. Voilà une bonne nouvelle. Mais vous apprendrez que dans la vie, certains rendez-vous passent avant même la connaissance. Oui, mon garçon. Et les De Vandes ne sont pas le genre de personnes que l’on fait attendre.


Ils traversèrent le salon. Le fils Francarnon, Gentian, les attendait dans l’entrée. Madame était toujours souffrante et se reposait dans sa chambre ; elle ne les accompagnerait pas.


— Est-ce là votre plus belle toilette, Courtenay ? Vous auriez dû me le dire, je vous aurais prêté une véritable veste de costume.


— Nous n’avons pas le temps pour tes coquetteries, Gentian. Les De Vandes s’accommoderont bien de son accoutrement ; après tout, notre petit Vauquelin n’est encore qu’apprenti. Fermez à clef derrière vous, mon garçon ! Bien, le cocher nous attend.


Vauquelin prit le temps de mettre deux tours dans la serrure avant de suivre le docteur et son fils. Lui-même fils unique d’une mère lingère et d’un père pêcheur, fier normand, Vauquelin Courtenay n’avait pas grandi avec l’aisance pécuniaire du médecin. S’il avait pu franchir les portes d’un amphithéâtre, après tout, c’était seulement grâce à sa tante parisienne, qui avait fait fortune en épousant un bourgeois.


Enfin, il était bien heureux d’avoir pu trouver un maître d’apprentissage en Normandie. Il ne s’était jamais senti chez lui, dans la capitale. Et le docteur Francarnon lui faisait même la grâce de l’héberger.


Avec un regard pour la fenêtre de Madame, la seule allumée, Vauquelin tourna le dos à la grande maison et grimpa à son tour dans la calèche.


— Pressez les chevaux, Serge ! Si nous arrivons assez tôt, peut-être aurais-je le temps d’examiner Mademoiselle Alethea avant le dîner. Un cas clinique très intéressant, mon garçon. Je suis certain que cette jeune femme retiendra votre attention.


Vauquelin, assis aux côtés de Gentian, hocha la tête sans dire un mot.


— Elle n’est pas plus intéressante qu’une autre, rétorqua le fils. Seule la fortune des De Vandes la rend digne d’intérêt. Outre cela, Alethea n’est qu’une folle comme les autres.


— Tu ne comprends donc rien à l’art qu’est l’étude des fractures de l’esprit, mon fils. Peut-être prendras-tu un jour enfin goût pour la médecine. Ton office notarial ne t’apportera pas une tête aussi bien faite que celle de Vauquelin.


Gentian adressa un regard noir à l’apprenti, lequel n’osa pas répliquer et se colla un peu plus contre la fenêtre. Vauquelin écouta d’une oreille distraite le reste de la discussion. Pour être honnête, une peur sourde lui tordait l’estomac.


À travers la fenêtre, il regarda défiler les champs, à perte de vue. En ce mois de décembre, la nuit tombait vite et sous le ciel d’encre, on ne distinguait presque rien. La distance qui les séparait de la demeure de De Vandes n’était pas bien grande, mais suffisante pour justifier que le cocher ne les emmène, et vienne les rechercher le lendemain.


Bientôt, les rues étroites et biscornues de Cusson-sous-Poëze se dessinèrent. Vauquelin commençait à connaître le village : la tournée du docteur couvrait plusieurs communes alentours. Mais ils ne s’arrêtèrent pas. Ils traversèrent la Grand-Rue pour rejoindre le sentier qui grimpait sec, sur les flancs de la colline.


Leur destination finale se trouvait en haut, au bord du lac donc le village tenait son nom. Le manoir du lac Poëze – qu’on appelait, en général, seulement le manoir Poëze. Quand ils atteignirent le plateau, en haut du mont, Vauquelin aperçut pour la première fois, de près, cette imposante maison dotée de tourelles et d’un jardin démesuré. Bijou d’architecture, bien trop grand pour les trois personnes qui y vivaient – sans compter les domestiques.


L’apprenti médecin n’avait encore jamais mis les pieds au manoir Poëze. Quand le docteur lui avait confié qu’il était lui aussi invité au dîner du solstice, le jeune homme avait fait de son mieux pour prétendre qu’il était ravi.


Car on racontait beaucoup de choses, sur le manoir Poëze.


Comme le fait qu’il était hanté.


*


Ils n’eurent pas le temps d’examiner la jeune femme comme le docteur l’avait souhaité. Quand ils eurent franchi l’immense portail de fer forgé, le majordome les accueillit et les dirigea vers le salon. Vauquelin n’eut pas le temps de saisir son nom, ni la beauté du hall d’entrée aux dimensions gargantuesques. Les Francarnon connaissaient les lieux depuis trop d’années pour s’en émerveiller. L’apprenti médecin, lui, était fasciné par le faste des moulures, le parquet impeccablement ciré et les boutons de porte en or.


— Onfroi, mon bon ami ! Vous m’aviez manqué.


Un homme, dont le teint pâle ressortait dans son costume bleu nuit, se dirigea vers eux pour les saluer. Il donna une accolade amicale au docteur, qui semblait assez âgé pour être son père, et serra plus cordialement la main de Gentian. Vauquelin, toujours observateur, ne manqua pas de remarquer la froideur avec laquelle ils se dirent bonsoir.


— Et vous êtes, si je ne m’abuse, l’apprenti du docteur ?


— Vauquelin Courtenay, monsieur. Très enchanté.


— Vous nous avez dégoté un brave garçon, Onfroi ! Et poli, avec ça. Un plaisir de vous rencontrer, M. Courtenay. Bertram De Vandes, maître des lieux.


Il s’agissait donc du fils – ou plutôt aurait-il fallu dire, du frère. Il était aussi chétif qu’on le racontait, et son front prématurément ridé par le souci.


— C’est un honneur, M. De Vandes.


— N’en faites pas trop, tout de même. Donnez donc votre veste à Guiscard. Là. Laissez-moi le plaisir de vous présenter à notre petite assemblée. Onfroi me dit que vous êtes de la région ?


— Un peu plus au sud, de Dorsey. Peut-être connaissez-vous ? Ce n’est pas une grande ville.


— Toujours plus conséquente que Cusson. Ce village est si pittoresque que je le trouve parfois pathétique. Enfin, les De Vandes sont presque propriétaires de toute la bourgade, et le manoir le domine joliment.


Vauquelin ne l’écoutait que d’une oreille distraite. Ils firent le tour d’une table en noyer autour de laquelle pouvaient siéger une quinzaine de convives. Dix couverts étaient mis. Deux femmes et une enfant étaient d’ores et déjà assises. La première était en grande conversation avec Gentian.


— Eh bien, Gentian, vous ne perdez pas une minute. Nous laisseriez-vous Rosanna, le temps de faire les présentations ?


À nouveau, Vauquelin sentit l’air devenir plus lourd autour d’eux. Ladite Rosanna ne parut pas mécontente d’être débarrassée un instant du fils du docteur.


— Rosanna Marshall, se présenta-t-elle en tendant sa main gantée à Vauquelin.


— Vauquelin Courtenay. Je suis en apprentissage avec le docteur Francarnon.


— Vous resterez donc encore quelques mois parmi nous ? Ma famille et celle des De Vandes ont toujours entretenu d’excellentes relations, en dépit de la Manche qui les sépare, et je séjourne chez eux pour quelques temps. J’espère que nous aurons le plaisir de faire plus ample connaissance.


Elle lui fit un clin d’œil subjectif qui fit rougir le jeune homme. Gentian lui reprit la main de la belle Rosanna et Bertram entraîna son invité un peu plus loin.


— Et voici mes sœurs : Alethea, notre aînée, et Christabella, notre benjamine. Mesdesmoiselles, voici M. Courtenay, l’apprenti d’Onfroi.


Au premier coup d’œil, Alethea ne semblait pas plus dérangée que qui que ce soit. Elle laissa l’apprenti du docteur lui baiser la main, maladroitement, selon la coutume. Elle garda le silence et les suppositions fusèrent dans l’esprit de Vauquelin. Un mutisme ? Un retard mental ? Ou simplement une timidité excessive ?


La plus jeune, bien plus vigoureuse, sauta sur ses pieds. À l’aube de l’adolescence, elle n’était pas bien grande et arrivait à peine à la taille de Vauquelin.


— Vous êtes un futur médecin, M. Vauquelin ? Avez-vous lu les écrits de Wunderlich ? On dit qu’il apporte des avancées majeures, mais Bertram refuse de m’offrir ses ouvrages. Je veux être médecin, moi aussi. Ou astronome.


— Je les lis en ce moment-même.


— Vous pourrez me les prêter quand vous aurez terminé, alors !


— Ça suffit, Christa. Ne commence pas à l’importer avant même le dîner ou je t’envoie dans ta chambre.


Elle croisa ses bras sur ses épaules. Mal à l’aise, Vauquelin tenta de détendre l’atmosphère :


— Je doute que leur lecture soit bien adaptée à une jeune fille de votre âge. Qui plus est, il s’agit d’une édition originale en allemand.


— Es wird kein problem für mich sein, répondit-elle avec un accent impeccable.


Vauquelin en fut soufflé.


— Hé bien… Nous en reparlons, Mlle Christa.


— Oh, appelez-moi Belle, fit-elle d’un ton princier qu’elle ponctua d’une révérence.


Bertram De Vandes soupira haut et fort. L’arrivée d’une nouvelle convive permit de les détourner de la fantasque jeune fille.


— Cullen, mon cher ! Je vous présente Cullen de Monchy, un brave homme. Peut-être son nom vous est-il familier, sa famille possède la majeure partie des terres d’Aurigny et Serq.


— Et bientôt de Guernesey ! Vous verrez, les Anglais feront de grandes choses, sur ces îles. À qui ai-je l’honneur ?


— Vauquelin Courtenay, monsieur. Apprenti du docteur Francarnon.


— Les présentations sont donc toutes faites ! Il ne nous manque plus que nos artistes… Et, si je ne m’abuse, j’aperçois leurs silhouettes se dessiner dans la cour !


*


Vauquelin s’était attendu à des musiciens. Un homme et une femme : une chanteuse et un pianiste. Pour cause, un clavecin trônait dans le salon, auquel on accédait par une porte vitrée au fond de la salle-à-manger. Mais à en juger par leur accoutrement, ceux qui s’était introduit par les noms de Madame Zenaida et Joseph Lémieux n’avait jamais mis les pieds dans un conservatoire.


Ils rappelèrent au normand la foire qui était passée à Dorsey l’année de ses douze ans. Madame Zenaida portait une longue robe rouge, enroulée dans un drapé complexe et brodée de motifs au fil d’or. Un foulard enveloppait son épaisse chevelure, noire et bouclée, et les nombreuses breloques accrochées à son cou et ses poignets tintaient dès qu'elle esquissait le moindre mouvement. Jospeh Lémieux, quant à lui, se contentait d’une large tunique vert d’eau et d’un chapeau noir, doté d’une plume d’un bleu iridescent.


— Et quel art pratiquez-vous ? demanda Vauquelin dans son innocence provinciale alors que tous se mettaient à table.


La petite Christabella pouffa de rire. Rosanna Marshall mit une main devant sa bouche pour masquer son sourire moqueur et Gentian ne prit pas la peine de dissimuler l’air suffisant qui se peignait sur sa figure.


— Un art dont vous serez témoin bien assez tôt, docteur.


Elle avait un accent qu’il ne parvenait à identifier. Il donnait à sa voix des notes chantantes.


— À vrai dire, je ne suis pas encore doc…


— L’art de communiquer avec l’Autre Monde, messieurs et dames.


Joseph Lémieux était bâti comme une armoire à glace. Pour ce que Vauquelin en voyait, il n’était pas là pour animer le spectacle, mais pour servir de garde du corps à l’envoûtante bohémienne. Car aucun homme ni aucune femme, autour de la table, ne quittait Madame Zenaida des yeux. Et lui foudroyait tous ces messieurs du regard.


— L’Autre Monde ?


— Madame Zenaida est une médium, M. Courtenay. Elle parle avec les morts, entre autres choses.


— Avec les…


Il se dispensa de toute remarque. Tout fit sens, en un instant – et notamment ce pourquoi les deux énergumènes lui rappelaient la foire. Ils sortaient d’un de ces cirques ambulants, cela ne faisait pas le moindre doute.


Face au silence perplexe de Vauquelin, qui jetait un froid, Bertram reprit d’une voix enjouée :


— M. Courtenay, je vous promets une soirée dont vous vous souviendrez longtemps. Vous n’êtes pas sans savoir que l’on raconte toutes sortes de choses sur le manoir Poëze. Nous aurons matière à démêler la véracité des rumeurs. Mais avant toute chose, mangeons.


Vauquelin n’avait déjà plus grand appétit.


*


Après avoir arrosé d’un peu de digestif le dessert, une tarte normande aux pommes dorées à la perfection, tous étaient passés au salon. Même la jeune Christabella avait fait des pieds et des mains pour assister à ce que Madame Zenaida appelait la séance. Embarrassé, le pauvre Bertram avait accepté à contre cœur.


On avait renvoyé le majordome et fermé les portes. Le lustre de la salle-à-manger, derrière eux, était éteint : seule les bougies du salon brûlaient. La lueur produite, faiblarde, était intimiste. Et Vauquelin se doutait bien que la soi-disant médium comptait sur ce genre d’artifices pour son petit manège.


— Que les trois enfants s’asseyent à mes côtés. Dans l’ordre de l’âge, mademoiselle Alethea à ma gauche, monsieur Bertram en face, et mademoiselle Christabella à ma droite. Parfait.


Les trois De Vandes et Madame Zenaida étaient agenouillés autour d’une petite table basse. Le reste des convives s’étaient installé dans les fauteuils et le canapé, sur lequel Vauquelin se trouvait serré entre le docteur et son fils.


Madame Zenaida sortit de sa sacoche une planche de bois où des lettres étaient gravées, ainsi qu’un bijou d’obsidienne de la taille de sa paume.


— Ceci est une planche de Ouija. Et ceci en est la goutte. Ensemble, elles nous servent à canaliser la parole des morts. À retranscrire leurs mots.


Christabella émit un sifflement et son frère lui décocha un coup de coude dans les côtes.


— Il nous faudra nous concentrer, pour obtenir ne serait-ce que quelques phrases. Ces efforts peuvent être physiquement difficile, aussi je vous demande de ne pas paniquer si l’un d’entre nous devait être victime d’un malaise. Après tout, nous avons l’honneur de compter deux docteurs parmi nous.


Onfroi Francarnon approuva dans un grognement satisfait. Comme chaque fois qu’il mangeait trop, il somnolait. Vauquelin lui jetait des coups d’œil en coin. Comment le docteur, qui se targuait d’être un grand scientifique, pouvait-il assister à des insanités pareilles sans sourciller ? Peut-être était-ce l’éducation religieuse de l’apprenti qui ressortait, mais il n’appréciait guère ces sornettes.


— On m’a confié l’identité de ceux avec qui vous souhaiteriez converser ce soir. Il va néanmoins falloir choisir une personne, et m’énoncer clairement son nom, à haute voix, afin d’exhorter son esprit.


— Almaïde Poëze De Vandes.


Bertram et Christabella échangèrent un regard. Contre toute attente, c’était Alethea qui avait parlé. Vauquelin en sursauta presque : elle n’était donc pas muette ! Nul autre ne semblait surpris, dans l’assemblée. Il se résigna donc à son ignorance. Elle avait parlé d’une voix douce et chantante. Presque comme une mélodie.


— Dame Almaïde. Très bien, Mlle Alethea, très bien. Maintenant, joignons nos mains. Concentrez-vous sur un souvenir. Vous tous, fermez les yeux. Explorez votre lumière intérieure. Sentez les vibrations de la pièce.


À contrecœur, Vauquelin obtempéra. Mais il ne parvint à ressentir que de l’agacement.


— Ô noble, sainte, vénérable Almaïde Poëze de Vandes. Nous troublons votre repos dans l’Au-Delà mais nos intentions sont pures. Douce Mère, vos enfants en appelle à votre tendresse et votre jugement. Si vous consentez à vous adresser à eux, par mon intermédiaire, signalez-nous votre présence.


Trois coups retentirent : un dans le mur, un au niveau de la table, puis le craquement d’un éclair au-dehors. Vauquelin rouvrit les yeux – Rosanna Marshall et Gentian en avait fait de même. Joseph Lémieux, debout contre le battant de la porte, les dévisagea d’un air mauvais. Il était facile de deviner qu’il était celui qui avait frappé dans le mur, et que sa comparse avait dû donner un coup de genou à la table basse. Quant à l’éclair, il ne s’agissait que d’une coïncidence.


— Très bien. Nous vous remercions, dame Almaïde, de tout notre cœur. Rouvrez les yeux, désormais. Oui, car nous aurons besoin de voir. La mort musèle les âmes, mais elles peuvent s’exprimer sans voix. Appuyez chacun un doigt sur la goutte. Parfait. Concentrons-nous, désormais. Laissez l’énergie se répandre en vous. Laissez l’esprit de votre mère guider vos mains et vos cœurs, afin qu’apparaissent ses mots.


Au début, il ne se passa rien. Dans l’attente, Vauquelin s’était tout de même un peu redressé. Tous guettaient avec impatience le pendentif d’obsidienne.


Et, d’un coup sec, la pointe de la pierre se dirigea vers une lettre.


E.


L’objet resta immobile un instant. Les trois enfants se regardèrent avec un mélange de crainte et d’émerveillement. Vauquelin restait concentré sur Madame Zenaida. Était-ce elle qui influençait la force de leurs bras ?


La pierre glissa à nouveau, au bout de la première ligne de l’alphabet. L. À partir de cet instant-là, les lettres se suivirent, avec juste un instant de répit quand la goutte se posait, puis se déplaçait vers la suivante.


L. E. M. A. T. U. E. E.


— Elle m’a tu… Elle m’a tuée, murmura Christabella en alignant dans son esprit les lettres que tous avaient déjà articulé mentalement.


Rosanna Marshall poussa un gémissement outré. Vauquelin se retint de lever les yeux au ciel. Pour qui cette médium de pacotille se prenait-elle, à jouer avec le chagrin de ces enfants ? De ce qu’il en avait compris, le décès de Mme De Vandes remontait à une douzaine d’années. Une mauvaise maladie l’avait entraînée, et son mari l’avait suivie peu de temps après. Une mort particulièrement violente : il s’était pendu dans leur chambre, de désespoir, racontait-on.


— Mais que…


— Restez calme, je vous en conjure, haleta Madame Zenaida en fermant à nouveau les yeux. Je sens… Je sens sa présence bouleversée ! Ne la faites pas fuir. Dites-nous, dame Almaïde. Confiez-vous à nous, pour que justice soit faite !


Leurs mains s’agitèrent à nouveau, pour former une seconde phrase. E. L. L…


Elle va payer pour son crime, lut la petite. Je n’y comprends rien. Qui ? Enfin, qui…


— Taisez-vous ! hurla Madame Zenaida, presque hystérique. Taisez-vous, n’outragez pas les morts !


Un éclair déchira le ciel nocturne et le grondement du tonnerre, inquiétant, arracha un cri à Rosanna Marshall et à Christabella. Et, d’un coup, on tambourina à la porte.


— Ne lâchez pas la goutte ! couina Zenaida.


Les coups se firent de plus en plus fort. Qui pouvait se trouver de l’autre côté de la porte ? Personne n’osait bouger. Rosanna Marshall était livide, Gentian avait les yeux exorbités et même le distingué Cullen de Monchy n’en menait pas large. Le docteur était tiré de sa somnolence, mais aussi pétrifié que les autres.


Alethea éclata en sanglots. Des hurlements déchirants qui transpercèrent l’atmosphère lourde de la pièce. Et la personne qui paraissait vouloir défoncer la porte reprit son ouvrage de plus belle. S’en était trop, Vauquelin se leva, chancela dans l’obscurité, et s’avança jusqu’à la porte.


— N’ouvez pas ! supplia Rosanna Marshall.


— Ouvrez ! ordonna la petite Christabelle qui se leva d’un bond en retirant ses doigts de l’obsidienne.


— La goutte !


— Ouvrez !


— Non !


— Bon sang, Courtenay, faites quelque chose !


Tout le monde criait, Alethea redoublait de pleurs, et Vauquelin ne savait plus où donner de la tête. Alors, sans réfléchir, il appuya sur la poignée et tira le battant. Il eut à peine le temps de voir un colosse dans l’encadrement que le géant le poussa du bras et entra dans la pièce en titubant.


— Monsieur !


Vauquelin manqua de faire tomber un vase. Il se rattrapa de son mieux et fit volte-face. L’homme qui avait interrompu leur réunion se tenait debout dans un rayon de lune, pâle comme la mort. Ses yeux fiévreux avaient un regard fou. Il s’écroula aux pieds de Bretram, lequel parut vouloir prendre ses jambes à son cou.


— Elle était là, monsieur ! Dans le jardin, juste à l’orée du parc, je l’ai vue ! Toute de blanc vêtue ! Je l’ai vue, de mes yeux, vue !


— Qui, Piers ? Bon sang, Piers, parlez ! tonna la petite Christabella.


— Madame… haleta-t-il. Madame…


Il s’effondra un peu plus et Bertram recula d’un bond. L’homme avait de la bave, mousseuse, au bord des lèvres. Sa voix était rauque, presque comme un râle.


— Madame Almaïde. Dans le jardin. Toute… toute en blanc… Dans les géraniums…


Il ne put en dire plus. Ses bras s’effondrèrent sous son poids et il se mit à convulser. Alethea s’époumona de plus belle tandis que Christabella, exaspérée, tentait de reprendre le contrôle de la situation.


— Docteur Onfroi ! Faites quelque chose.


— Ne vous approchez pas, dit froidement le docteur sans se lever du sofa.


— Mais, docteur, vous ne pouvez pas… Levez-vous ! Ne laissez pas Piers…


Le docteur Francarnon toisait l’homme qui gesticulait avec une crainte manifeste. Vauquelin ne lui avait jamais vu ce regard.


— Vous ! L’apprenti, M. Courtenay ! Faites quelque chose. Faites quelque chose pour Piers ! Sauvez-le, enfin…


La jeune fille l’attrapa par la main et le traîna jusqu’au corps pris de spasmes. Ledit Piers trembla quelques instants encore de tous ses membres, et avant que Vauquelin n’ait eu le temps de faire quoi que ce soit, il s’arrêta aussi brutalement qu’il avait commencé sa crise.


L’apprenti se fit violence pour se rapprocher. De près, il voyait ses yeux injectés de sang et son cou strié de grosses veines verdâtres. Les mains tremblantes, il posa son index et son majeur sur la carotide. Tous les regards étaient sur lui. Tous attendaient la phrase fatale :


— Il est mort.

Note de fin de chapitre:

J'espère ne pas vous avoir perdu·e·s après cette (longue) introduction ! Avez-vous déjà des idées sur ce qu'il se passe au manoir Poëze ? Plus de détails à venir très vite dans le deuxième chapitre – en attendant, vous pouvez toujours me laisser un petit commentaire...

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