Lien Facebook



En savoir plus sur cette bannière

- Taille du texte +

Notes d'auteur :

On continue avec un deuxième chapitre plus perturbant et plus glauque... Mais que se passe-t-il au manoir Poëze ?


Merci Dreamer pour ta review ♥

Son annonce laissa planer un moment de silence. Tous semblaient sous le choc. Que venait-il de se passer ? Les choses étaient allées si vite… Vauquelin sentait son cœur battre la chamade. La séance, trop brutalement suspendue. L’orage dehors – on n’entendait maintenant plus qu’une pluie discrète.


Puis l’intrusion du colosse, ses paroles insensées, sa crise. Sa mort.


Même son esprit cartésien voulait voir un lien entre ces événements.


Il remarqua que dans ce silence pesant, Alethea s’était arrêtée de pleurer.


— Que vient-il de se passer ?


Rosanna Marshall s’était levée en posant sa question. Elle était pâlotte mais se tenait droite. Sa main gauche était crispée sur le châle qui reposait sur ses épaules.


— Docteur ? Examinez-le. Docteur !


Francarnon sursauta. Comme tous, il contemplait le corps sans vie, incrédule.


— Eh bien ! Rendez-vous utile.


Vauquelin, toujours à genoux par terre, s’écarta pour laisser de la place à son maître. La petite Christabella se rapprocha un peu de lui. Elle pleurnichait sans dire un mot, sans émettre un son.


Le docteur défit la veste du jeune homme et examina ses membres, son thorax, son cou et sa tête, à la recherche de blessures. Pendant ce temps, Vauquelin posa la question qui lui brûlait les lèvres :


— Qui est donc… qui était ce jeune homme ?


— Piers, répondit Christabella en essuyant ses joues mouillées. C’est le… le… le valet de Bertram.


Alors que tous patientaient pour les conclusions du docteur, des bruits de pas pressés leur parvinrent de la salle à manger. Une jeune femme accourut dans la pièce en s’écriant :


— Que se passe-t-il ? J’ai entendu des cris, des coups, et…


Elle passa le seuil et s’arrêta, déconfite. Elle devait être une domestique, à en juger par sa tenue. À sa vue, Alethea fondit de nouveau en sanglots. La nouvelle venue se précipita vers elle pour la prendre dans ses bras.


— Piers est mort. Il…


Alethea pleurait de plus belle, Bertram restait coi par le choc, Cullen de Monchy et Gentian n’en menaient pas large non plus. La voyante et son acolyte échangeaient des regards ininterprétables – avaient-ils quelque chose à voir avec la tragédie qui venaient de se dérouler ?


Seules la petite et Rosanna Marshall semblaient garder la tête froide.


— Alors, docteur ? Quelles sont vos conclusions ? s’impatienta Rosanna.


— Ce jeune homme ne présente aucune plaie, aucune blessure, aucun traumatisme. Il s’agit vraisemblablement d’une mort spontanée. Une tragédie…


— Une mort spontanée ? Et à quoi pensez-vous ?


— Un arrêt cardiaque, une embolie pulmonaire ? Ou bien…


— Piers était en très bonne santé ! s’écria Christabella, outrée. Son cœur n’aurait pas pu le lâcher. Quant à une embolie du poumon, il aurait fallu un caillot, une phlébite ; or il n’a évoqué aucune gêne dans le mollet, ni aujourd’hui, ni les jours précédents !


— Il a vraisemblablement cru voir quelque chose, quelqu’un, et cela l’aura effrayé au point que son cœur ne s’arrête. Une malformation pourrait bien…


— Piers n’avait peur de rien ! Et puis, il ne croyait pas aux fantômes, c’était un bon chrétien. Docteur, ne dites pas n’importe quoi.


— Si vous êtes si maligne, mademoiselle, faites-nous part de vos conjectures ?


Francarnon tripota les branches de ses lunettes, compulsivement. Vauquelin faillit s’en étonner. Il était rare que le docteur ne perde contrôle de lui-même ; il était toujours de marbre et d’un sérieux irréprochable. Mais, après tout, la situation n’était-elle pas si étrange qu’il était normal qu’il ne sache comment réagir ? Malgré tout, la petite avait raison. Les hypothèses du docteur étaient abracadabrantesques.


— Si l’on doit parler de mort spontanée, répondit Christabella en prenant sa question rhétorique au pied de la lettre, je pencherai plutôt pour une rupture d’anévrisme. Mais il ne faut pas oublier deux choses : les inepties qu’a proféré Piers et ses convulsions. On peut aussi évoquer une épilepsie…


— À moins que Piers n’ait bel et bien vu quelqu’un.


Bertram avait murmuré sa phrase mais tous l’avaient entendu. Ses yeux à lui aussi prenaient une lueur un peu folle.


— Bertram, commença de Monchy, mon ami, ne soyez pas…


— Madame Zenaida, la séance peut-elle… Peut-elle avoir libéré, disons… un esprit ? Madame Zenaida ?


La médium ne réagit pas à l’appel de son nom. Il fallut que Rosanna Marshall la secoue par les épaules pour qu’elle comprenne que l’on s’adresse à elle. Mais elle ne répondit pas tout de suite, cherchant d’abord dans le regard de son acolyte un quelconque secours.


— Eh bien… Je… Je suppose que oui, cela pourrait… Oh, monsieur, je suis si désolée, si désolée…


— Vous ne pouvez pas croire à ces sornettes !


Cullen de Monchy se leva à son tour, révolté par la tournure de la discussion.


— Que vous recouriez à cette… dame, pour nous amuser un soir d’hiver, je peux l’entendre. Mais Bertram ! Parler de fantômes, de revenants qui se promènent hors de…


— Personne ne peut avoir bravé une pluie pareille, objecta madame Zenaida. Personne ne pouvait se trouver dehors, vêtu de blanc, dans une tempête pareille. La pluie, la boue ; le blanc aurait vite tourné au gris.


— Et les lettres, sur la planche… les mots… Ils parlaient d’une vengeance. Mère pourrait-elle être revenue…


— Mais que Piers pourrait-il bien avoir à faire dans la mort de maman ? Il ne travaillait pas encore ici, à l’époque ! Et sur la planche, les lettres disaient « elle », pas « il » !


— Bertram ! Vous ne pouvez pas…


L’héritier des De Vandes se remit sur ses pieds, bien tant que mal. Il paraissait bouleversé, et sur le point de s’effondrer à tout moment.


— Je… Je ne me sens pas bien. Je vais prendre un peu l’air. Marcher. Pitié, laissez-moi…


Il traversa le salon, Rosanna Marshall sur ses talons.


— Laissez-moi vous aider, Bertram. Vous ne pouvez pas crapahuter dans cet état !


Exaspéré, Cullen de Monchy se rassit, aux côtés de Gentian qui n’avait toujours pas dit mot.


— Docteur, vous ne pouvez pas croire à ces histoires d’apparition, n’est-ce pas ?


— C’est que… Je ne puis expliquer que…


— Il y a bien des légendes, fit Gentian d’une voix éraillée. Avez-vous déjà entendu parler des dames blanches ? Ces femmes revenues de l’autre monde, qui errent la nuit et sont présages de mort ou d’autres tragédies. Madame De Vandes pourrait bien avoir…


— Blasphème ! Il pourrait s’agir d’un autre domestique, que Piers aurait aperçu. Si Jehanne…


— Il n’y a qu’une seule façon de le savoir. Permettez-moi d’inspecter la propriété.


Joseph Lémieux était sorti de l’ombre. Son visage grêlé faisait peur à voir, dans la pénombre.


— Non ! s’écria Zenaida, hystérique. Je t’en conjure, Joseph, c’est trop dangereux !


— Voilà pourquoi je ne voulais plus que tu t’adonnes à tes séances. Je te l’ai dit, Andrée. Ce don de malheur ne t’apportera que des drames. Messieurs, mesdames, si quiconque a pu amener un esprit tueur sur votre propriété, il doit s’agir d’elle. Alors, laissez-moi prendre ce risque. Que vous ayez le cœur net…


— Joseph ! Pitié !


 Vauquelin était de plus en plus perplexe. Cette Zenaida – ou plutôt devrait-il dire Andrée ? – croyait-elle donc vraiment aux sornettes qu’elle racontait ? Cela ne le rassurait pas le moins du monde.


— Allez donc, M. Lémieux, fit le docteur.


Sans plus de cérémonie, il quitta la pièce.


— Reprenez-vous, madame Zenaida.


— Andrée. C’est Andrée, Andrée Lémieux, Zenaida ce n’est que… qu’un nom de scène. Oh, je suis si désolée. Tout ceci est ma faute…


— Si Almaïde… Si madame De Vandes a bel et bien été… Si quelqu’un est responsable de sa mort et qu’elle devait donc se venger, elle l’aurait fait un jour ou l’autre. Que vous lui ayez permis de parler à ses enfants n’y change rien, très chère.


— Suis-je donc le seul à ne pas croire un mot de ces inepties ? demanda haut et fort Cullen de Monchy en levant les yeux au ciel.


— Non.


La petite Christabella, qui semblait remise de ses émotions, s’était redressée. Et elle n’avait pas dit son dernier mot.


— Du moins, je ne serais peut-être pas si catégorique. Car il y a une autre possibilité que nous n’avons pas évoqué, docteur. Des hallucinations, une difficulté respiratoire, des tremblements tétaniques et un arrêt brutal du cœur… Cela peut aussi faire penser à un empoisonnement.


Francarnon la foudroya du regard. Il ouvrit la bouche pour rétorquer une remarque bien sentie, mais n’en eut pas l’occasion. Rosanna Marshall, furieuse, repassa par la porte.


— Où est Bertram ?


— Je n’en sais rien. Aux toilettes ou au diable ! Il ne veut pas d’aide, soit. Il nous rejoindra lorsqu’il se sentira mieux. En attendant, je pense que nous aurions tous besoin de quelque chose de chaud. Un thé, peut-être ?


— Excellente idée, approuva Gentian en se levant. Allons donc en préparer pour tout ce beau monde. Accompagnez-moi, Rosanna.


Il la prit par le bras et Vauquelin perçut qu’il la pinçait presque.


— La cuisinière ne pourrait-elle pas…


— Jehanne a été congédiée pour la soirée une fois le dîner servi, annonça la dame de compagnie d’Alethea.


— Eh bien, nous nous en chargerons. Allons, très chère.


Ces deux-là étaient-ils des amants ? se demanda Vauquelin. Il prenait la jeune femme dans ses bras avec une familiarité qui le laissait entendre. Pourtant, elle ne semblait pas si d’accord avec cette intimité forcée.


— En attenant, Vauquelin, aidez-moi à déplacer le corps. Nous ne pouvons pas laisser ce pauvre Piers ici.


L’apprenti obéit au docteur sans discuter. Il prit les pieds tandis que Francarnon attrapait l’homme sous les bras, et ils entreprirent de l’amener jusqu’au hall par lequel ils étaient rentrés.


Il ne s’agissait pas de la première fois que Vauquelin portait un macchabée, ni même de la première fois qu’il voyait quelqu’un trépasser sous ses yeux. Tout médecin finissait par côtoyer la mort. Pourtant, jamais ne s’était-il senti si mal. Et le docteur Francarnon ne semblait pas plus assuré que lui.


À peine eurent-ils mis pied dans l’immense vestibule qu’un hurlement suraigu leur déchira les tympans. Provenant du bout du corridor qui prenait naissance au fond de la pièce, il ne pouvait à appartenir qu’à une personne : Rosanna Marshall. Sans réfléchir, Vauquelin se précipita vers la pièce. Était-ce Gentian qui la maltraitait ? Il avait pourtant bien senti quelque chose de louche entre eux – jamais il n’aurait dû la laisser partir seule avec lui !


En moins de dix secondes, il franchissait le pas de la porte, prêt à se battre avec le fils de son maître s’il le fallait, pour protéger la douce jeune femme. Mais Rosanna Marshall n’était pas menacée par le fils du docteur. Elle n’était menacée par personne, à vrai dire.


— Rosanna, tout va bien ?


Alors que Cullen de Monchy déboulait à son tour, Vauquelin tituba et s’adossa au mur pour ne pas tomber au sol. Ses jambes flanchaient. De Monchy eut la même réaction que lui.


Face à eux pendait un corps sans vie. Au bout d’une corde.


— Bon Dieu… Jehanne…


La cuisinière portait encore son tablier de travail maculé de tâches et un bonnet blanchi par la farine. Depuis combien de temps était-elle pendue ainsi ? Son visage était boursoufflé et violacé. Surpassant son ahurissement, Vauquelin entreprit de la décrocher, avec l’aide de de Monchy.


La pauvre femme avait dû mettre fin à ses jours à peu près à l’heure à laquelle ils s’étaient mis à table. La marque de la strangulation laissait un large sillon noir au milieu de son cou.


— C’est horrible, sanglota Rosanna.


Elle s’effondra dans les bras de Cullen de Monchy. Il caressait doucement ses cheveux.


— Messieurs ? Madame ? Que se passe-t-il ?


Vauquelin reconnut la voix de la domestique qui s’était occupée d’Alethea.


— Ne vous approchez pas, Cateline ! N’entrez surtout pas ! C’est… C’est Jehanne. Elle a… Elle a mis fin à ses jours.


Au lieu de tenir la jeune femme à l’écart, cela la fit accourir. Elle se précipita vers le corps sans vie de sa collègue et la secoua comme pour la réveiller. Mais Jehanne avait entamé le sommeil dont on ne revenait pas. Le docteur la suivit en marchant doucement. Il prit un torchon propre dans un placard et le posa sur le visage de la victime.


— Mais… mais cela ne… Cela n’a pas de sens.


— Pourquoi ? Pourquoi Jehanne aurait-elle…


Les deux femmes, qui connaissaient manifestement la cuisinière mieux que les autres, balbutiait des phrases inachevées.


— Ne restons pas là, ordonna le docteur. Suivez-nous, mesdames. Cessez de la regardez, rendons-nous au salon.


— Je ne peux pas la laisser. Je ne peux pas la laisser.


Il fallut que de Monchy et le docteur s’y mettent à deux pour arracher Cateline de son étreinte avec la morte. Gentian avait déjà raccompagné Rosanna Marshall vers l’extérieur. Vauquelin hésita un instant avant de quitter la pièce à son tour.


— Qu’attendez-vous, mon garçon ? lui demanda Francarnon.


— Ne voudriez-vous pas… l’examiner ?


— Vous n’y pensez pas. Vauquelin, nous parlerons des conduites à tenir en cas de pendaison plus tard, voulez-vous ? Montrons un peu de respect à cette maison déjà trop endeuillée pour la soirée.


À contrecœur, il le suivit. Quelque chose lui paraissait bizarre, dans cette histoire. Deux domestiques, morts durant la même nuit, dans la même maison. Il était difficile de ne pas suspecter un lien entre les deux trépas.


Les filles De Vandes, Andrée Lémieux, Cateline, Rosanna, Gentian et de Monchy les attendaient de pied ferme dans la salle-à-manger. Vauquelin songea qu’il n’était pas plus mal qu’ils n’aient pas à se rendre jusqu’au salon. Il n’avait pas envie de poser à nouveau les yeux sur la planche de Ouija.


— Cela n’a pas de sens, murmurait toujours Cateline.


— Calmez-vous, mademoiselle, je vous en prie.


— Mais Cat a raison ! s’écria Christabella.


Le docteur se tourna vers la petite. À chaque phrase, elle paraissait l’exaspérer un peu plus.


— Et pouvez-vous nous dire ce qui vous fait dire une chose pareille ?


— Jehanne venait de se fiancer ! Elle n’arrêtait pas d’en parler – elle était si heureuse ! Elle ne voulait pas nous dire avec qui, mais ce devait être quelqu’un d’ici, de Cusson. Car elle m’avait promis que même lorsqu’elle serait mariée, quand elle arrêterait de travailler, elle pourrait nous rendre visite tous les jours si elle le voulait.


— C’est bien vrai ! s’écria Cateline. Elle devait se marier !


— Qui devait se marier ?


Bertram De Vandes, à peine moins malade que lorsqu’il les avait quittés, choisit cet instant pour revenir parmi eux.


— Jehanne. Jehanne est morte. Elle s’est pendue dans la cuisine.


Il s’effondra sur une chaise, une main sur le cœur.


— Jehanne ? Mais que… pourquoi…


— C’est bien ce que nous essayons d’élucider. Tu te souviens qu’elle devait se marier, pas vrai ? Je crois que cela ne te faisait pas très plaisir, d’ailleurs.


Christabella avait fait le tour de la table pour s’asseoir à côté de lui et lui prendre la main.


— Cela ne me faisait pas plaisir car je ne… je ne voulais pas me séparer d’elle. Elle s’occupe de la maison depuis bien avant ta naissance, Christa. Elle…


— Je sais. Tu n’as pas une idée, Bert ? Pourquoi aurait-elle fait une chose pareille ? C’est…


Elle fut interrompue par une quinte de toux, de l’autre côté de la table. Tous se retournèrent. Le docteur se racla la gorge.


— Docteur ? Eh bien, savez-vous quelque chose que nous ignorerions tous ?


Francarnon soupira. Il sortit un mouchoir de la poche de sa chemise et se tapota les coins des yeux.


— Je dois bien être honnête avec vous, chers enfants. Il y a quelque chose… Quelque chose que je sais. Depuis des années. De trop longues années. Un secret que j’ai gardé en mémoire de votre père, parce qu’il me l’avait demandé. Parce que je ne voulais pas déchirer un peu plus vos cœurs qu’ils ne l’étaient déjà. Mais…


— Ne tournez pas autour du pot ! s’agaça la petite. De quoi s’agit-il ?


— Il y a plus de dix ans, peut-être quinze, maintenant, votre père m’a confié sa plus lourde confession. Il m’a fait jurer de l’emporter dans la tombe et – oh ! comme je regrette de ne point en avoir parlé plus tôt. Enfin, ce qui est fait est fait. Ce cher Hugbert et Jehanne… Votre père et votre tendre cuisinière ont entretenu, durant des années, une liaison.


— Une… une…


— Une liaison. Cela signifie…


— Je sais très bien ce que ça veut dire ! Mais comment… papa… Tu le crois, Bertram ? Alethea ?


Le garçon soupira, tandis que l’aînée restait à nouveau cloîtrée dans son mutisme.


— Tu es trop petite pour te souvenir d’eux. Mais Père a toujours été… Lui et Mère, il ne s’agissait pas d’un mariage d’amour. D’une union tactique, entre deux anciennes et respectables familles normandes, rien de plus. Ainsi, lui qui n’était que le troisième fils des De Vandes, héritait du manoir Poëze. Et ce n’était pas l’amour fou, entre eux – loin de là.


La petite accusa le choc avec plus de pragmatisme que ce qu’on aurait pu attendre d’elle.


— Et alors ? Vous pensez que c’est sa culpabilité qui l’aurait fait se pendre, docteur ? Pour une histoire… de coucherie ?


La petite rosit en prononçant le terme.


— Vous savez que votre mère est morte de maladie. Une dépression nerveuse ; une dépression causée en grande partie par son chagrin lorsqu’elle a appris l’adultère dont elle était victime sous son propre toit. Et Jehanne… Je ne me risquerai pas à dire qu’elle ait joué une part active dans son trépas. Mais il est clair qu’elle ne s’occupait pas correctement d’elle, surtout sur la fin. Elle espérait peut-être prendre sa place, une fois sa maîtresse enterrée.


— Quelle histoire horrible, souffla Rosanna Marshall.


— Alors Jehanne… Jehanne avait de quoi se sentir coupable, oui. Mais pourquoi en venir à se suicider, tant d’années après ? Sans s’excuser auprès de nous, sans nous en parler, sans même laisser une lettre ?


— Peut-être l’idée de son propre mariage lui a-t-elle rappelé ses amours d’autrefois. Ou peut-être…


— Peut-être est-ce votre mère, interrompit Andrée Lémieux, postée près d’une fenêtre. Si Mme De Vandes est bel et bien revenue parmi nous, cette nuit, elle aura obtenu sa vengeance.


— Vous ne pouvez pas sérieusement pensez…


— Taisez-vous, Cullen. Taisez-vous tous.


Bertram De Vandes massait ses tempes du bout de ses doigts. Il paraissait sur le point de vomir.


— C’en est trop. Trop pour une seule soirée, trop pour une nuit. Je vais… je vais monter me reposer. J’ai besoin de m’allonger. Restez-tous dormir ici, la tempête peut encore souffler jusqu’au petit matin et je ne supporterais pas qu’il arrive quoi que ce soit à l’un d’entre vous. Allez chercher votre acolyte, Mme Lémieux. Cateline vous installera dans une des chambres d’ami. Pardonnez ma piètre hospitalité, je ne puis plus…


— Ne vous excusez pas, Bertram. Je vais vous accompagner à votre chambre. Je veillerai sur vous cette nuit, s’il le faut, se proposa Rosanna Marshall.


Elle s’était approchée de lui. Il la regarda avec une infinie tristesse et elle caressa son visage fiévreux. Vauquelin s’étonna de cette nouvelle proximité. Après Gentian qui la prenait par le bras et de Monchy qui lui caressait les cheveux…


Leur hôte leur souhaita une bonne nuit et disparut dans l’escalier, soutenu par la jeune femme. Alors que les marches grinçaient sous leurs pas, Gentian s’élança à leur poursuite :


— Elle ne pourra pas le porter jusqu’en haut, marmonna-t-il.


Connaissant le fils du docteur, Vauquelin eut la sensation qu’il s’agissait plus d’un prétexte que d’un véritable acte de bonté, mais il n’en dit rien.


— Croyez-vous que Jehanne ait pu avoir quoi que ce soit à voir avec la mort de Piers ?


— Par pitié, Cullen ! s’écria le docteur. N’en avez-vous pas assez de vous prendre pour un détective ? Nous avons à faire à une véritable tragédie, laissez-les De Vandes pleurer leurs morts tranquilles et ne mettez pas votre nez dans ce qui ne vous regarde pas.


— À ce propos, nous allons peut-être monter vous coucher, mademoiselle Alethea, dit avec douceur la domestique. Vous avez été très brave de vous comporter avec tant de calme jusqu’ici.


— Quelle est la taille de la propriété ? demanda Lémieux. Joseph devrait être revenu depuis le temps…


— Si vous vous inquiétez pour votre mari, madame…


— Joseph est mon frère.


— Eh bien, si vous vous inquiétez pour votre frère, reprit Cateline, je vous suggère de…


Personne ne sut ce qu’elle s’apprêtait à suggérer. Des éclats de voix suivi de nouveaux cris leur parvinrent, depuis les étages tout en haut. Vauquelin bondit dans le hall, vers les escaliers. Cette fois, il en était sûr, Gentian s’en prenait à l’anglaise !


— Miss Marshall !


Il y eut un bruit de verre brisé, un nouveau cri. Alors que Vauquelin posait un pied sur la première marche, des bruits sourds résonnèrent et firent trembler la rampe de l’escalier.


— Rosanna ? Que se passe-t-il ?


Avec un train de retard, Cullen de Monchy le suivit. Ils n’eurent pas le temps d’atteindre le premier étage que Gentian Francarnon leur tomba sur les pieds, avant de finir de dévaler les marches jusqu’au rez-de-chaussée. Sa culbute le laissa gisant au sol, juste sous le portrait majestueux de feu-Mme Almaïde Poëze De Vandes.


— Gentian !


Le docteur se jeta sur son fils. Celui-ci était bien mal en point. Sa chute dans les escaliers lui avait laissé une épaule déboîtée et plusieurs plaies à la tête. Sonné par le choc, il battait des paupières.


Mais ce n’était pas tout. Son poing gauche était en sang. Et un long morceau effilé de verre – non, d’un miroir brisé – était fiché en travers de son larynx.


— Gentian ! Non ! Mon enfant, mon fils, mon tout petit garçon, que… qui t’a…


Rosanna Marshall descendait les étages en courant et les rejoignit dans le hall.


— C’est elle ! s’égosilla-t-elle d’une voix si aiguë qu’elle était méconnaissable. Je l’ai vue, c’est elle ! La dame blanche, elle… elle s’en est prise à Gentian et…


— Taisez-vous, Marshall ! aboya Francarnon. Parle, Gentian ! Qui est-ce ? C’est elle, cette salope d’Anglaise ?


Le fils du docteur ouvrit la bouche mais, avant de pouvoir articuler le moindre de son, il toussa, projetant un jet de sang à la figure de son père. Et sans pouvoir dire un mot, il émit un dernier gémissement.


— Non ! Pas mon fils !


Dehors, l’orage avait repris. Un terrible éclair déchira le ciel. Le flash lumineux fit passer une ombre terrifiante sur le portrait qui les toisait tous, au-dessus de Gentian qui baignait dans son propre sang.


— C’est elle ! beugla Francarnon en se précipitant vers Rosanna Marshall. Cette putain d’Angliche !


— Calmez-vous, docteur ! s’interposa Cullen de Monchy.


— Que se passe-t-il ? Oh, mon dieu ! Gentian !


Bertram De Vandes ne put se contenir, cette fois, et rendit son dîner sur le tapis.


— C’est elle ! Je vais la tuer ! Je vais la tuer !


— Docteur !


— Que tout le monde se calme ! supplia la domestique.


Dans toute cette clameur, Alethea s’époumonait à nouveau, ses mains tremblantes. Rosanna Marshall sanglotait, pâle comme la mort. Le docteur et de Monchy se battaient presque, Bertram De Vandes avait la respiration bruyante et saccadée, et Andrée Lémieux pleurnichait en se griffant le visage.


Un coup de tonnerre explosa non loin d’eux, les faisant tous taire un instant. Et avant qu’ils n’aient pu reprendre leur tumulte, le heurtoir de la porte d’entrée résonna.

Vous devez vous connecter (vous enregistrer) pour laisser un commentaire.